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suffirait-il pas que les peuples du Balkan consentissent à s’entendre ? Mais, vue de l’un quelconque des Etats balkaniques, la solution paraît beaucoup moins simple ; ces peuples ont des raisons très fortes, très impressionnantes, de ne pas s’entendre, ou tout au moins de ne pas se lier les mains pour longtemps. Il s’en faut qu’il y ait entre eux identité d’intérêts, d’aspirations, de culture. Quel est l’idéal commun autour duquel ils pourraient se réunir comme autour d’un drapeau ? Seule une coalition formée pour chasser les Turcs d’Europe pourrait réaliser ce miracle, et c’est précisément cette solution extrême que l’Europe est résolue à éviter. Peut-on croire encore que les petits Etats, même confédérés, pourraient se passer du concours des grandes puissances ? Ils seraient trop tentés de s’appuyer sur elles les uns contre les autres ! En sorte que l’on est réduit à se demander si ce ne seraient pas les grandes puissances seules qui pourraient réussir, comme elles le font depuis quelques années, à imposer aux petits Etats la concorde et la paix. Il faut voir les choses comme elles sont et les dire comme on les voit. Une confédération balkanique est éminemment souhaitable ; elle ne paraît pas, dans l’état actuel de la péninsule, de sitôt réalisable. Il pourra exister entre les différens Etats des alliances temporaires, des associations partielles, mais nous ne croyons guère à une alliance générale et durable, encore moins à la naissance d’un organisme fédératif. Il y a encore, dans l’Orient balkanique, trop de peuples en formation, trop de frontières mal délimitées, trop de nationalités mal définies qui se cherchent elles-mêmes et qui ne vivent que de souvenirs et d’espérances. L’heure n’est pas venue où Turcs, Bulgares, Serbes, Roumains, Grecs, pourraient abdiquer l’espoir suprême d’un recours à la force. Les morts parlent trop haut, en Orient, et crient vengeance trop fort, pour qu’il soit déjà possible de couvrir leur clameur. Ce que les peuples des Balkans attendent, ce n’est pas un congrès de professeurs, de juristes ou de diplomates qui dosera à chacun sa part et constituera sur le papier une confédération idyllique ; ce qu’ils espèrent et redoutent à la fois, c’est l’homme qui précipitera les destins en suspens, l’homme qui osera oser.


RENE PINON.