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avoir en soi le moindre intérêt, la plus mince valeur. Et ces élémens, n’étant rien, ou presque rien, ne sauraient donner, ou produire davantage. La vie n’est point en eux, ni la puissance de répandre la vie. Partout ils reviennent, se répètent, s’imposent ou s’insinuent, mais ils ne se développent nulle part. Le développement, voilà l’acte, ou l’opération, ou la vertu musicale, dont il y a dans Salomé le moins de traces. Et de là vient que dans cette œuvre curieuse, prodigieuse même, par la virtuosité de l’orchestre, ou de l’orchestration, vous ne trouverez pas, si ce n’est à la surface et en apparence, le génie ou seulement le principe de la symphonie. Le menu détail y abonde ; il y manque le grand parti pris et la vaste généralisation, l’accroissement et le progrès continu. Si nombreux que soient ici les atomes sonores, ils ne s’organisent point. Chacun d’eux, par sa petitesse et quelquefois par son goût irritant, est pareil au grain de sénevé ; pas un seul ne devient le grand arbre dont les oiseaux du ciel habitent le feuillage.

Ce n’est pas ici qu’ils trouveraient non plus le repos dont parle l’Évangile. Il n’est pas de musique plus agitée que cette musique, plus en proie à une incessante autant qu’affolante trépidation. Rien d’elle ne s’arrête, fût-ce un moment. Une mélodie, si brève soit-elle, un accord, un timbre, un rythme ne fait que passer. Tout papillote et tremble, tout déçoit notre oreille et déroute notre esprit. Alors, malgré sa fausse richesse et son luxe de pacotille, un tel art en arrive à nous paraître le néant, parce que là où nous manque la sensation de la durée, celle même de l’être nous devient étrangère.

Ainsi rien ne dure en cette œuvre, et pourtant elle dure elle-même, oh ! combien ! Elle est sans trêve et sans merci. Ses « muances » éternelles, auraient dit les Grecs, n’ont d’égale que son implacable continuité. Cette forme nouvelle, — et déjà vieillissante peut-être, — du drame lyrique, est terrible. Elle nous oppresse, nous étreint, nous étouffe. Songez à ceci : une heure trois quarts de musique, d’une musique qui change toujours et ne cesse jamais ! Pas une halte, pas un repos, pas un silence ! En écoutant cette impure et frénétique Salomé, nous nous souvenions d’un livre que vient de publier un de nos confrères, esprit solide et délicat, sur l’ancienne, et chaste, et sage musique de la Chine[1]. Il est cité là maint axiome de la doctrine ou de l’esthétique orientale, qui pourrait encore aujourd’hui, surtout aujourd’hui, nous servir de leçon. Par exemple celui-ci : « L’excellence de la musique ne consiste pas à pousser les notes à bout. » Dans

  1. La musique chinoise, par. M. Louis Laloy ; 1 vol. de la collection : Les musiciens célèbres, Paris, H. Laurens, 1910.