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par le faire du pinceau. » « Ce n’est presque, tant le cadre est petit, qu’une touche blanche, » dit d’un tableau un écrivain d’art célèbre au XIXe siècle, Théophile Gautier. Et on lit dans Fromentin cette phrase sur Rubens : « Il n’y a pas un seul détail, petit ou grand, qui ne soit instantanément rendu par une touche heureuse. » De toute évidence, ces mots désignent une qualité de l’œuvre et non point du tout le nom de son auteur. Ils ne nous éclairent en rien sur son attribution, tandis que le nom de Schwan nous est imposé par la présence, inexplicable autrement, d’un cygne au bord de chaque tableau… »

Ainsi, les intentions des peintres ne sont un mystère que pour leurs contemporains. Il suffit que quelque deux cents ou trois cents ans passent pour que l’ingéniosité des archéologues les démêle. C’est ce qui arrivera, sans aucun doute, pour le grand panneau exposé par M. Aman-Jean sous ce titre La Collation (avenue d’Antin, salle IV bis, n° 14). Un paysage rosâtre, bleuâtre, verdâtre et violacé, une réunion de femmes gracieuses, tristes, presque sans corps, sans paroles, autour de fruits posés sur l’herbe. Elles ont l’air pénétré et ennuyé de gens qui accomplissent un rite nécessaire et qui attendent que ce soit fini. Nous n’y comprenons rien, mais les archéologues le comprendront tout de suite : c’est une « consécration. » Le mot « collation, » qui est au-dessous, sera tenu pour une mauvaise lecture. C’est « consécration » qu’il faudra lire, une consécration à la manière antique. L’Anthologie est pleine de textes qui s’y ajustent. En voici un attribué à Zonas : « Cette grenade qui vient de s’entrouvrir, ce coing velouté, cette figue à la peau ridée avec son ombilic et sa queue, cette grappe pourprée au jus enivrant, aux grains sans nombre, cette noix dépouillée de sa verte écale, tous ces fruits, l’horticulteur les consacre au Dieu des jardins. » Quoi de plus clair ? Les gens réunis ici ont renouvelé, en plein XXe siècle, un rite des temps antiques. Le subtil poète qui les a peints, Aman-Jean, les a peints très peu pour bien nous faire entendre que cela se passait loin de son temps dans une civilisation effacée. Ces personnes portent des écharpes comme des étoles ; celle qui semble préposée à la garde des offrandes, et qui est sans doute la prêtresse, a un costume particulier, comme une souple chasuble blanche sur une robe noire. Aucune ne se permet de toucher aux fruits consacrés au Dieu. Elles attendent qu’il vienne les prendre.