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écarlate et une dégringolade d’Amours roses, et au loin dans la lunette du pont, des prairies radieuses où galope un Centaure, selon toutes les règles observées par la chronophotographie pour le quatrième temps du galop. Et dans cette barque, il y a les bras musculeux et tatoués d’un pêcheur qui tire un filet et les épaules nues d’une femme assise et de petits faunes en fan s et un jeune homme moderne qui tient un livre jaune. Et peut-être bien ce jeune homme est-il un poète, car il est amoureux. Il fait peut-être de mauvais vers, mais la femme est jolie. Peut-être ne lui dressera-t-on jamais un arc de triomphe, mais quel arc de triomphe vaut, à vingt ans, l’arche du pont où l’on passe en bateau, avec une femme aimée, un livre aimé, — deux illusions où l’on croit trouver deux mondes ! — à l’heure où les vents d’automne dilapident sur les tapis de gazon l’or pâle des acacias, et incendient la forêt des flammèches rouges île la vigne vierge…

Le Sculpteur : — Ce sont des cygnes, et un dos nu de femme juchée sur les bâtons d’un échafaudage et un grand vase de marbre blanc et une couronne de feuillage doré autour d’un ciel bleu et, au-dessous de tout cela, des gazons avec un berger accroupi qui joue de la syrinx et des femmes nues qui respirent le soleil. Et, près du marbre blanc, il y a un vieil homme en blouse blanche perché sur l’échafaudage, et c’est peut-être un sculpteur, car le sculpteur nous paraît toujours vieux, travaillant une matière éternelle, et peut-être laboure-t-il son marbre à la ressemblance de la dame insouciante et incongrue qui perche sur son bâton comme un oiseau sur l’appui d’une fenêtre, au haut des toits. Mais qu’importe ?

Et le Musicien : — Ce sont des cygnes qui flottent dans les reflets d’or du soir et dans les reflets rouges d’une robe somptueuse et c’est, sur le gazon, cette robe elle-même montant jusqu’à l’épaule nue d’une femme qu’entraîne un jeune homme, vers une haute porte cintrée, par un perron de marches moussues et fleuries, et c’est, enfin, un salon entrevu par cette porte et l’ombre chinoise d’un pianiste abaissant des mains bénissantes sur un clavier à contre-jour… Les cygnes président à toutes ces rencontres d’humanité, de nature, de jeunesse et d’amour, comme de petits dieux familiers et domestiques. C’est eux peut-être qui ont amené des rives lointaines tous ces falots personnages et vont les remmener quand nous leur demanderons