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un duel continuel entre gens qui se couvrent d’un masque de fer et gens qui guettent la moindre fente par où une tranche du visage filtrera, — duel silencieux, immobile, inavoué, où les victoires sont certains romans et certains portraits fouillés comme des réquisitoires. Regardons le portrait exposé par M. Frank Craig, aux Champs-Elysées (salle 7, n° 535). Une admirable apparition à la façon de Whistler, une vieille tête dans l’ombre, une forme humaine vêtue de noir, un col blanc peut-être avec quelque chose de rouge tirant le cou en arrière comme une garotte et quelque chose de brillant filtrant, çà et là, entre les plis de la robe noire, comme une armure… Ce n’est point, là, l’Anglais gras et fleuri de la Vieille Angleterre, le chasseur au renard ou aux grouses, le marin que Raeburn et Millais nous ont montré avec une splendeur de victuaille : c’est un monsieur sec et navré, sombre, fatal. A son teint, cela ne nous étonnerait point qu’il ait longtemps résidé aux Indes ; à sa tristesse, qu’il ait beaucoup pénétré les âmes ; à la fatigue de ses paupières, qu’il ait beaucoup lu. Et si quelqu’un vient nous dire qu’il y a dans ces deux Salons, parmi les 4 927 tableaux ou dessins qu’ils contiennent, le portrait d’un homme qui a passé sa vie à juger, à négocier dans des pays qui s’appellent Bombay, Kattyvar, ou Birma, à sonder les visages humains de toutes les couleurs et à tâter les âmes de toutes les étoffes, qui a traversé le Bouddhisme, qui a traduit la loi birmane de Manou, et qui a expliqué le code du roi Wagaru, — en un mot qu’il y a ici le Portrait de Sir John Jardine, — je crois bien qu’on y mettrait le temps, mais on parviendrait tout de même à l’identifier.

Tout aussi fortement caractérisé est le portrait d’homme à lunettes, en robe rouge doublée de vert, assis dans son fauteuil, que M. Cope expose aux Champs-Elysées (salle 23, n° 510). Même sans sa robe universitaire et l’instrument de physique placé à côté de lui, les chercheurs de l’avenir reconnaîtraient en lui un savant, et non un savant de mots, mais un savant de faits. Son poing solide ramené sous le menton soutient une mâchoire d’homme patient. Il a le regard appuyé de l’observateur, le regard qui se fixe sur une seule chose à la fois et une chose de la Terre, les lèvres serrées du silencieux. Phénomènes physiques ou chimiques, faits ou formes d’histoire naturelle, nous ne devinons pas l’objet de l’observation, mais nous voyons très bien l’observateur même, et non l’observateur amusé à la façon de