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ne sont plus… Hélas ! ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! » Que de petites perceptions dans ce récit, et que voilà un genre de beautés littéraires que la poésie française ne connaissait pas encore !

Mais revenons à l’étude de nos types moraux. Si je ne savais que Julie est une femme idéale, si, en cette qualité, elle n’était imposée par l’auteur à mes adorations, je me laisserais facilement aller à aimer Julie. Ce qui fait d’abord qu’on peut aimer Julie, c’est qu’on la connaît bien. Qu’elle habite ou non l’empyrée, elle est, de toutes les héroïnes que le roman français nous a fait contempler jusqu’à présent, celle qui rentre le plus dans les conditions ordinaires de la vie. Julie n’est pas une bergère promenant ses amours ou ses dédains sous le sombre couvert des forêts, ou faisant un cours de métaphysique amoureuse à ses moutons. Julie n’est pas une précieuse désœuvrée s’occupant de réformer le vocabulaire et respirant l’encens qui s’exhale des petits vers et des madrigaux composés en son honneur. Julie n’est pas non plus une princesse faisant l’enchantement et les délices d’une Cour. Julie est devenue mère de famille, elle a une maison à conduire, et nous la voyons tour à tour donnant des ordres à ses gens, ou causant dans son salon ; nous la trouvons dans la nursery au milieu de ses enfans, aussi bien que dans le fameux bosquet qui porte son nom ; ou bien assise devant son clavecin et chantant des vers de Métastase ; ou s’amusant, pour encourager ses ouvriers, à teiller le chanvre de ses blanches mains ; ou rêvant et méditant dans son Elysée ; ou encore montrant l’alphabet à ses fils. Julie n’est pas une sylphide vivant de l’arôme des plantes ; elle est gourmande et ne s’en cache pas ; elle aime la crème et le poisson et ne dissimule pas son appétit en mangeant. Les cœurs sensibles n’ont jamais honte de leurs sensations, parce qu’elles se changent en sentimens ; pas plus que Rousseau n’a songé à cacher sa tendresse pour les omelettes au cerfeuil servies sous la tonnelle d’un cabaret, parce qu’une omelette mangée sous une tonnelle par un cœur sensible devient une source d’un nombre infini de petites perceptions où la poésie est sûre de ne pas manquer. Julie n’est pas non plus une Iris en l’air, comme il s’en voyait tant dans les petits vers du XVIIIe siècle, une Iris aux mains d’albâtre, au cou d’ivoire, dont les yeux sont des soleils et la bouche une rose