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livre contradictoire et que Rousseau ait fini par s’y réfuter lui-même ? Dans son livre, le bon sens a le dernier mot, il y donne à ses chimères un coup de boutoir qui les réduit à néant. Rousseau explique tout au long dans le neuvième livre de ses Confessions comment l’idée de son roman lui vint. L’année 1756 fut pour lui, plus que toute autre, un temps de rêveries exaltées : « Ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, dit-il, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur. » Oubliant la race humaine, il se fit des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés. Et ce fut ces idoles de son cœur, selon son propre mot, qu’il chargea sa plume de faire vivre dans ses romans.

Ne nous y trompons donc pas. Si la Nouvelle Héloïse n’était qu’un roman comme tant d’autres, si l’auteur avait voulu peindre dans son héroïne une femme comme il s’en voit beaucoup, grande par le cœur, mais qui, faute d’une raison supérieure et d’une âme fortement trempée, donne un perpétuel démenti à ses propres résolutions, à ses propres intentions, la Nouvelle Héloïse serait un livre irréprochable. Mais tel n’est pas le cas. Si Rousseau a fait Saint-Preux a son image et s’il lui a donné, comme il le dit, les défauts qu’il se sentait, Julie représente son idéal ; elle est la première des femmes, elle est un modèle, elle est l’honneur de son sexe ; c’est ainsi qu’il la qualifie en écrivant à Mme Latour Franqueville ; elle est une habitante de l’empyrée, du pays des chimères. Malheur à qui n’adore pas Julie ! Il ne le lui pardonnera pas. Je sais bien que Rousseau parle lui-même des erreurs, des faiblesses de sa Julie. Mais telle est sa méthode. Il se l’est appliquée à lui-même. Jamais homme ne s’était aussi durement traité, n’avait aussi ouvertement dénoncé ses propres faiblesses, ses plaies secrètes que ne l’a fait Rousseau dans ses Confessions, car jamais homme ne fut plus éloigné de toute espèce d’hypocrisie. Mais sa conclusion est celle-ci : Qui osera dire : Je fus meilleur que cet homme-là ?

Et de même, il ne s’est pas contenté de se confesser lui-même, il a confessé publiquement Mme de Warens, la reconnaissance qu’il lui devait n’a pu lui fermer la bouche, ni arrêter sa plume, et parlant de la dernière entrevue qu’il eut avec elle il n’a pas craint d’écrire : « Je la revis… Dans quel état, mon