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les choses du monde les plus insignifiantes l’émeuvent, il le confesse lui-même, comme s’il était question de la possession d’Hélène ou du trône de l’univers. Tout ce qui se passe autour de lui atteint son esprit et tout ce qui atteint son esprit perce jusqu’à son cœur. Les variations de la température, les caprices du ciel, un coup de soleil, une goutte d’eau, et les moindres accidens de la vie, ces autres jeux d’ombre et de lumière, tout prend sur son humeur, sur sa santé, exalte son âme ou la comprime. Sa sensibilité ne se donne jamais de relâche, elle ne chôme jamais, elle travaille, travaille sans cesse et remplit d’émotions toutes les minutes de son existence, et les moindres de ces émotions prennent pour lui la proportion de véritables événemens, de véritables aventures. Cet homme connaîtra des plaisirs et des souffrances inconnus aux autres hommes. Des plaisirs ! Il lui suffira d’apercevoir au bord d’un chemin, sur le talus d’un fossé, une fleur qui lui rappelle un souvenir de son enfance, pour que toute son âme soit en fête et qu’il goûte pendant plusieurs heures des ravissemens où rien ne peut atteindre. Mais par quelles souffrances il expie ses plaisirs ! Et ses souffrances vont croissant à mesure qu’il avance dans la vie.

La sensibilité de Rousseau est une vraie princesse, comme celle d’Andersen ; il suffit d’un seul pois chiche pour la meurtrir. Les moindres froissemens sont pour Rousseau des malheurs et lui infligent de cuisantes douleurs. Un regard malveillant, un mot à double entente, une insinuation un peu rude, un sourire ironique, un nuage qu’il a cru voir passer sur un front, moins que cela le consterne et l’abat. Et son imagination s’empare de ces infiniment petits ; elle les grossit, elle lui en fait des monstres qui l’épouvantent. Si bien que Hume déclare que la sensibilité de Rousseau est montée à un degré qui passe tout ce qu’on a vu, et qu’il est comme un homme écorché vif qu’on exposerait à l’intempérie des élémens qui troublent perpétuellement ce bas monde.

Or, cet homme, après avoir eu une jeunesse ignorée et vagabonde, après avoir couru les grands chemins, après avoir été laquais, comme Gil Blas, cet homme découvre qu’il a du génie, et le génie fait une explosion subite qui en peu de temps lui acquiert une célébrité immense. Le voilà devenu un objet de curiosité universelle. On l’admire, on le prône, on l’exalte. Il commence par s’enivrer de sa gloire, mais bientôt au plaisir succède