Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commence, où l’autre finit. Or le cartésianisme proclame le divorce de l’âme et du corps par incompatibilité d’humeurs. Un miracle seul, un miracle perpétuel, incessant, peut expliquer cette action réciproque de deux substances incompatibles. Comment ma pensée peut-elle agir sur ma machine ? Comment ma machine peut-elle agir sur ma pensée ? En même temps, chaque homme est un individu, c’est-à-dire un être absolument déterminé, différent de tous les autres hommes, impossible à confondre avec personne. Ce n’est pas par la pensée que l’homme peut se distinguer ainsi des autres hommes ; car la pensée est commune à tous, et chez tous elle est semblable à elle-même. L’arithmétique de Pierre est identique à celle de Paul ; quatre fois quatre font seize pour Paul comme pour Pierre, pour le Chinois aux pommettes saillantes, comme pour le Français, comme pour l’Anglais.

Leibnitz cherche à résoudre ces problèmes insolubles pour les Cartésiens. Il cherche à supprimer le grand divorce entre la nature et l’esprit ; pour lui, ce ne sont plus deux mondes absolument distincts l’un de l’autre, absolument étrangers l’un à l’autre ; ce sont deux étages d’un même édifice ; des échelons successifs dans la même hiérarchie. Le nom commun qui s’applique également à la nature et à l’esprit, c’est la force. L’astre qui circule dans les profondeurs des cieux, la plante qui croît et qui produit des feuilles, des fleurs et des fruits, l’homme qui pense et qui veut, sont tous des forces ; tout est force dans le monde.

Ces forces diverses sont infiniment déterminées ; aucune n’est identique à une autre, pas plus que ne le sont les feuilles d’un arbre : on n’en peut trouver deux absolument pareilles, — expérience à laquelle, sur l’invitation de Leibnitz, se livrèrent avec empressement les dames de la cour de Hanovre. — Chacune de ces forces est individuelle, mais, en même temps, elles sont toutes analogues, elles forment une harmonie. Ce qui fait leur différence, c’est le degré de leur développement. Les unes sont plus complètes, les autres moins. On peut se les représenter comme étant les divers échelons d’une échelle. Par conséquent, elles s’étagent les unes au-dessus des autres, et leur assemblage constitue le grand ordre de l’univers : elles sont toutes nécessaires à cet ordre, comme chaque note est nécessaire à l’effet musical que produit un concert.