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bouleverserait le monde pour arriver à ses fins. La lutte est son élément, elle ne connaît pas la fatigue, elle ne s’accorde aucun repos et n’en accorde point aux autres. La vie est pour elle un champ de bataille. Et voilà pourquoi le XVIIe siècle a été si favorable au développement de la poésie dramatique, car la passion est l’âme de la tragédie ; le drame veut l’action, et rien de plus agissant que la passion ! Le sentiment au contraire craint l’action, il vit replié sur lui-même, il contemple, il sommeille, il rêve les yeux ouverts. Les événemens, les aventures du cœur sensible sont ses moindres émotions, ses joies et ses douleurs souvent inexplicables et qu’il ne réussit pas toujours à s’expliquer à lui-même. Mais aussi, quelles richesses intérieures le sentiment possède que la passion ne connaît pas ! Tout ce qui ne contrarie ni ne sert les intérêts de la passion lui est indifférent, tant elle est acharnée à la poursuite de son objet. Elle ne voit dans le monde que des obstacles ou des secours, des ennemis ou, des complices ; le reste n’existe pas pour elle. Et n’espérez pas qu’elle ait le loisir de regarder le ciel, les arbres et les champs. La sensibilité au contraire s’intéresse à tout, s’affecte de tout, prend note de tout ; elle met l’infini dans les infiniment petits de la vie et du monde ; rien ne lui est indifférent, car tout lui parle, l’émeut, l’ébranlé ou la ravit. Et si elle pleure sans savoir pourquoi, elle a aussi des sourires et des joies dont il lui est difficile de démêler les causes.

La sensibilité et la passion ! L’une sera cette femme du XVIIIe siècle qui disait : Il y aurait quelque chose de meilleur que de vivre ; ce serait de se rappeler qu’on a vécu. L’autre, nommez-la du nom d’une de ces héroïnes du grand siècle qui, après avoir étonné le monde par les orages et les dérèglemens de leur vie, l’étonnent ensuite par leur conversion plus orageuse que leurs amours et qui mirent autant d’acharnement à mortifier leur corps qu’elles avaient mis d’ardeur à l’adorer. La passion et la sensibilité ! C’est Phèdre, c’est Roxane, et en face d’elles, c’est Zaïre et Aménaïde. La sensibilité ! Elle est à l’ordre du jour au XVIIIe siècle. Elle s’est infiltrée dans tous les cœurs, jusque dans celui des sarcelles de Florian. Mais est-il étonnant que les sarcelles soient sensibles ? « De mon temps, écrit le duc de Levis, le premier devoir d’un médecin est d’avoir le cœur sensible. » La sensibilité ! Elle avait pénétré jusque dans le langage administratif. Les intendans et leurs