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Vouloir en faire des moines avant la lettre serait abuser d’un rapprochement trop facile. Ces bons jardiniers n’étaient point des moines ni des ermites, eux qui ne vivaient ni claustrés, ni entièrement séparés des autres hommes.

Mais il vaut mieux confesser notre ignorance. En réalité, — et malgré tout ce que nous en racontent les historiens, — ils nous demeurent impénétrables. Pour ma part, je ne les comprends pas. Je ne conçois même point la possibilité de les rattacher matériellement à ce terroir d’En-Gaddi. Si je m’imagine sans peine les Prophètes dans la désolation du Désert de Juda, je ne m’explique plus la présence de ces lugubres Esséniens dans la riante oasis qui se déployait sous la terrasse où je suis, devant les splendeurs des Monts de Moab et tous les enchantemens de la Mer Morte. Moi, je suis venu ici pour enivrer mes yeux du spectacle : eux, sans cesse absorbés dans les minuties d’une dévotion machinale, ils s’efforçaient de n’en rien voir.


Quelle singulière vertu cela suppose ! Comment ne pas voir la triomphante beauté, qui, en ce moment, rayonne sur tout l’étrange pays de l’Asphaltite ?

Le soleil se couche. La mer, absolument calme, se colore de teintes inconnues, même pour un regard habitué aux nuances les plus opulentes des mers méditerranéennes. C’est un bleu très rare, un bleu cendré de myosotis, sans profondeur ni transparence, qui prête à l’immobile surface la dureté éblouissante des porcelaines ou des marbres. Cette énorme gemme, à l’eau dormante, s’enchâsse dans les grès rouges des monts de Moab, dont les falaises architecturales étagent, dans le ciel divinement rose, des terrasses croulantes, des tours, des obélisques, des palais en ruines. En face, les gorges de l’Arnon se creusent, entre deux pylônes légèrement inclinés, comme le porche colossal d’un temple thébain. A droite, le cône aplati de Machærous est un vaste bouclier d’or posé sur le faîte régulier d’un édifice. Vers le Sud, la Lisan, — la presqu’île de gypse, d’albâtre et de soufre, — qui coupe en deux la Mer Morte, devient un foyer d’invraisemblables mirages. Sous les jeux des reflets, pareils aux colorations fugaces et chaudes des vobubilis, — les bleus tendres, les roses-laque, les bruns et les jaunes, — des formes déconcertantes émergent et se précisent peu à peu, pour