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toujours fertiles en images magnifiques. En tout cas, pensais-je, de grands souvenirs y dorment encore. Saül, David, les Esséniens ont consacré cette solitude. Ressusciter son passé mystérieux serait sans doute une entreprise au-dessus de mes forces. Pourtant, quelle émotion j’aurais à m’en approcher seulement avec la piété et la ferveur du pèlerin ! Rouvrir les jardins d’En-Gaddi, fermés, depuis des siècles, à la poésie, qui est l’unique voyante, cette ambition m’exaltait.

Mais les Pères rabattirent mon orgueil et mes enthousiasmes. Ils me dirent :

— Voir En-Gaddi est bien. Mais il faudrait faire tout le tour de la Mer Morte, pour se flatter de la décrire. Et non seulement il faudrait en longer les bords, mais parcourir le pays environnant. L’Asphaltite est le centre d’une vaste région qui a une physionomie à part, qui ne ressemble en rien à celle de la côte méditerranéenne. A l’Ouest, le Désert de Juda, à l’Est les Monts du Moab et le Désert de Syrie : cette zone a été, de tout temps, réfractaire à l’influence et à la culture occidentales. C’est un champ de bataille, où l’Orient et l’Occident se sont mesurés, au cours des siècles. L’Occident a toujours fini par être vaincu. Les cadavres de ses villes et de ses forteresses jonchent le sol hostile : Amman, — l’ancienne Philadelphie des Ptolémées, — Gérasa, Bosra, Madaba, Machærous, Pétra, avec leurs architectures gréco-romaines, leurs ruines païennes et chrétiennes, racontent le long effort des nôtres contre la barbarie d’Ammon et de Moab et contre l’insaisissable nomade. Masada, la citadelle irréductible des Macchabées, ensevelit dans ses citernes les derniers patriotes d’Israël, écrasés par les légions de Flavius Silva. Plus loin, c’est le Djebel Ousdoum, le Mont de Sodome, puis la route du Sinaï, et les longs corridors désertiques qui conduisent vers l’Arabie inconnue. Ce pays est tout regorgeant d’histoire et de légende, tout enveloppé de prestiges et de mirages. Il relève de l’Asphaltite par son caractère et sa couleur. La Mer Morte ne se sépare point du pays qui l’entoure. C’est pourquoi une description qui ne comprendrait pas l’un et l’autre sera toujours incomplète[1].

  1. En décembre 1908, ces mêmes Dominicains de l’École biblique de Jérusalem ont entrepris, avec un bateau à pétrole, une croisière sur la Mer Morte, dont ils ont fait tout le tour. Depuis l’époque des Croisades, ils sont probablement les premiers qui aient accompli cet exploit.