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III

Est-ce à dire que ce changement radical entre les sentimens du passé et les sentimens du présent, pour intense qu’il soit et pour durable qu’il paraisse, et qui est la grande force du mouvement réformiste, suffise à lui seul pour que la transformation intérieure de la Chine s’accomplisse sans obstacles, avec une régularité progressive et uniforme ? Il serait téméraire de l’affirmer, d’autant plus que, dans le passé, la méthode d’après laquelle a été dirigée l’application du plan élaboré a plusieurs fois dévié. Il existe en Chine, comme d’ailleurs dans tous les pays parvenus à un certain degré de civilisation, des forces de conservation et des forces d’évolution. Les premières y sont rendues extrêmement puissantes par la tradition qui associe à tous les actes de la vie le rappel du passé, par le culte des ancêtres, par la constitution familiale, par la pratique si compliquée des rites extérieurs. Mais les forces d’évolution y sont supérieures encore. Les corporations, les congrégations, les guildes de marchands, les associations provinciales ont une influence prépondérante, et, grâce à elles, on a pu dire que la masse de la population est la vraie maîtresse en Chine, que l’autorité ne se soutient qu’en la flattant et que, si l’Empereur est un autocrate, si son pouvoir est sans bornes contre un individu, l’Empire est en revanche une vraie démocratie. La moindre association dicte la loi au mandarin, et les décrets impériaux restent lettre morte s’ils ne satisfont point au vœu public. Telle est la raison du peu de succès de la réforme judiciaire à laquelle l’opinion n’était pas préparée et que presque tous les vice-rois ont déclaré ne pouvoir introduire dans les territoires de leur juridiction.

Le mouvement réformiste ayant mis aux prises ces deux influences, tantôt l’élément conservateur l’a emporté et tantôt l’élément réformateur ; et c’est ce qui explique les fluctuations et les alternatives d’engouement et de défaveur par lesquelles a passé l’application des réformes. Cependant la victoire de l’un ou de l’autre élément n’a jamais été telle, étant donnée la force des deux parties, que les conservateurs aient abandonné dans leur triomphe le programme des réformes et que les réformistes vainqueurs aient pu réaliser leurs idées avec la fougue qui les