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LA TRANSFORMATION DE LA CHINE.

l’étranger, qui pénétraient en fraude dans l’Empire et y répandaient des idées de progrès. Émanant le plus souvent de la plume de fins lettrés, ces écrits excellaient à fronder le gouvernement, à critiquer avec malice ses actes, parfois à recommander avec esprit des réformes urgentes ou la cessation des abus les plus notoires.

Le gouvernement s’apercevant qu’il ne pouvait rien contre une telle propagande, laissait faire. L’édit qui supprimait la liberté de la presse après la disgrâce de Kang-You-Wéï ne fut pas longtemps maintenu, et, en septembre 1905, des ordres formels furent même donnés au gouverneurs de province pour favoriser le développement du journalisme. Dès lors, chacun de ces hauts fonctionnaires voulut avoir son journal officiel. Présentement, plus de cinq cents feuilles, organisées et administrées à l’européenne, existent en Chine. Chaque province a ses journaux ; les plus répandus sont ceux de Changhaï, Pékin, Tien-tsin et Canton. Le rôle capital de ce nouveau journalisme tient dans ce simple fait qu’il a apportée la population deux choses inconnues jusqu’alors : l’esprit critique et l’information. Jadis, le public ne connaissait d’autres événemens que ceux que relataient les édits impériaux, et les nouvelles ne lui parvenaient guère que défigurées intentionnellement par les mandarins. Aujourd’hui, l’information soumet à enquête les plus puissans personnages et ne craint pas de pénétrer jusqu’à l’intérieur du palais. La critique va jusqu’à s’attaquer aux idées et aux vieilles coutumes de la Chine. La croyance aux esprits, la philosophie de Confucius elle-même, sont tournées en dérision. La liberté des opinions exprimées est extrême. Depuis la réaction qui regrette l’ancien régime jusqu’au socialisme le plus imbu des théories marxistes, jusqu’à l’anarchie même, tous les systèmes et tous les partis politiques sont représentés dans la presse.

Mais, et c’est ce qui mérite le plus d’être noté, quel que soit le système ou parti politique que défend le journal, que ses rédacteurs soient anarchistes, socialistes, gouvernementaux ou libéraux, le sentiment qui domine tout est le sentiment patriotique. La presse chinoise, quelle qu’elle soit, défend et prône toujours l’amour de la patrie. Son patriotisme est ombrageux, intransigeant, exacerbé par un extraordinaire orgueil de race. Elle veut que la patrie soit heureuse sous le gouvernement de son choix ; mais elle ne veut pas de cet humanitarisme international qui