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exercice de la souveraineté monténégrine sur les districts maritimes. Un avantage d’importance capitale lui est désormais acquis : le Monténégro touche à la mer ; il entre en contact avec le reste du monde : l’emmuré respire.


II

Sonne, sonne, ô cloche chérie ; des Serbes tu attestes la foi, la foi sainte pour laquelle ont coulé des flots de sang, don de Dieu. Sonne, sonne ; qu’à travers l’air et les nuages ton doux bruit retentisse ; salue tous les-héros que notre siècle admire, salue Kara-Georges et Danilo. Que tes sons leur annoncent que plus grande est la puissance des Musulmans, plus grand sera le triomphe de mon peuple en l’anéantissant.


Ainsi chante le barde inspiré qu’est, à ses heures, le prince Nicolas. Accourir à l’appel de la cloche sainte du monastère de Cettigne, dévaler du haut des monts, se ruer sur l’Infidèle, conquérir les riches vallées de l’Albanie et de la Macédoine, refaire l’empire de Douchan, c’est le rêve qui vibre au fond de tout cœur monténégrin ; le prince l’a noblement traduit dans ses poésies et dans son beau drame la Balkanska Tsaritza (l’Impératrice des Balkans). Mais ce chantre d’épopée est aussi le plus avisé, le plus pratique des souverains ; son grand mérite dans l’histoire restera d’avoir compris qu’une transformation était nécessaire au salut de son peuple, et de l’avoir patiemment guidé dans cette évolution décisive. Le temps des beaux coups d’estoc et des têtes coupées est passé : il faut vivre et, pour vivre, travailler. Pour l’Occidental qui se promène dans la rue de Cettigne, l’impression qui domine est celle du désœuvrement ; tous ces Monténégrins, avec leurs élégans costumes militaires aux couleurs voyantes, avec l’arsenal qu’ils portent à leur ceinture, ont l’air d’une garnison endimanchée qui baye aux corneilles en attendant la guerre prochaine. Le légendaire colonel Ramollot se plaignait que l’on recrutât l’armée « dans le civil ; » au Monténégro, il n’y a pas de « civil, » tout Monténégrin est un soldat, depuis le Prince jusqu’au berger qui ne se sépare jamais de son fusil, de ses cartouches et de ses vivres. Comme le Berbère du Maroc et l’Albanais, le Monténégrin chemine allègrement sans rien porter que ses armes ; cultiver, traîner les fardeaux, faire le marché, c’est affaire aux femmes.

Le traité de Berlin donnait au Monténégro de belles vallées,