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LE MONTENEGRO ET SON PRINCE.

Vladikas (princes-évêques) gouvernent le Monténégro ; leur fonction reste élective en droit, mais, à partir de 1757, transmise d’oncle à neveu, elle ne sort plus de la famille des Pétrovitch Niegouch ; Pierre II, en 1851, laïcisant son pouvoir, se proclame souverain absolu, lui et ses héritiers par ordre de primogéniture. Cette longue période est remplie par une lutte de chaque jour contre le Turc et l’Albanais. Les Ottomans, maîtres de toutes les vallées autour de la Tchernagora, laisseraient volontiers tranquilles sur leurs plateaux arides ces quelques tribus serbes ; ils n’ont que faire de ces maigres terres où ils ne récoltent que des coups. Mais les Monténégrins, eux, pour subsister, ont besoin de descendre dans la plaine ; ils vivent de la guerre ; leurs faucilles sont des yatagans et leurs moissons des têtes de Turcs ; dans leur repaire de Cettigne, au-dessus du saint monastère d’Ivan-le-Noir, se dresse la tour des crânes où ils étalent leurs trophées hideux. Les montagnards rapportent aussi de leurs expéditions un butin plus utile ; ils pillent les camps et les villages, ils razzient les récoltes et les troupeaux. Ainsi vivent ces peuples, toujours l’œil au guet et la main au sabre, chasseurs d’hommes, à l’affût derrière leurs grands rocs. Le palladium de leur liberté, c’est le couvent d’Ivan-le-Noir, dans l’étroite plaine de Cettigne ; c’est leur centre religieux, le lien national qui unit les divers dans de la montagne. Il n’est pas surprenant que le métropolite de Cettigne soit devenu le chef de la nation. Deux fois, en 1623 et en 1687, les Turcs pénètrent jusqu’à Cettigne, détruisent le saint monastère, imposent aux montagnards l’humiliant impôt du haratch, et, pour les tenir en respect, installent au centre du pays une troupe de Monténégrins renégats. L’âme monténégrine, si l’apostasie venait à s’étendre, était menacée de disparaître : elle eut, dans la veillée de Noël 1702, ses Vêpres sanglantes qui la ressuscitèrent. À la voix de Danilo, le premier vladika de la famille des Pétrovitch, les Monténégrins se lèvent, massacrent les renégats, rejettent la suzeraineté turque ; plusieurs années d’effroyables luttes s’ensuivent : en 1714, les Turcs brûlent encore une fois le monastère de Cettigne. Combien d’ossemens turcs blanchirent alors dans les gorges sauvages de la montagne ! La liberté fut le prix de l’héroïsme : depuis cette époque, les Monténégrins vivent indépendans ; mais on les retrouve sans cesse en armes contre l’ennemi héréditaire, en 1829, en 1856, en 1876. Jusqu’à nos jours