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LA CROISSANCE DU CUIRASSÉ.

Voilà donc une première obligation imposée aux cuirassés modernes : celle de porter au moins dix gros canons. En augmentant les poids, elle accroît les déplacemens. De prime abord, puisqu’il faut accorder plus à l’offensive, on pensa se rattraper sur la défensive en restreignant le poids des blindages. À peu près seule, la marine française hésitait prudemment à s’engager dans cette voie. À l’étranger, on réduisait à la fois et l’étendue et l’épaisseur des cuirassemens. La grande raison qu’on en donnait était qu’un trou dans la cuirasse ne devenait mortel qu’auprès de la flottaison ; et la chance était faible d’une pareille réussite. Mais le spectacle de Tsoushima, tragiquement évoqué par le commandant Séménoff, devait montrer l’effet des projectiles explosifs de gros calibre lorsqu’ils tombent sur les ponts mêmes et frappent les parties désarmées. Sous l’ouragan de feu, un bateau devient un enfer. Le moindre obstacle rencontré par les obus les fait éclater comme un tonnerre, avec des gerbes de flamme, une mitraille d’éclats, un souffle délétère de gaz empoisonnés. Les cadavres s’amoncellent, déchiquetés. Les cloisons de la superstructure, les blindages légers sont déchirés, tordus en masses informes, dont les fragmens font projectile et sèment la mort tout alentour ; les échelles d’acier, en se repliant, prennent des formes de roues, et les canons, sans être touchés, par la seule commotion sont arrachés de leurs affûts. En même temps s’allument partout les incendies ; dans une température de fournaise, c’est comme un dégagement de feu liquide qui inonde tout. « De mes yeux grands ouverts, dit Séménoff, je voyais, sous le choc d’un obus, jaillir d’une plaque de fer une gerbe d’étincelles ; et si la plaque n’entrait pas en fusion, toute la peinture n’en était pas moins volatilisée, laissant le métal à nu. Des objets difficilement inflammables : hamacs, bailles pleines d’eau, brûlaient instantanément d’une flamme brillante, comme des torches allumées. Même avec des verres fumés, on ne pouvait rien fixer, tant était troublée et déformée la silhouette de toute chose, par les vibrations de cette atmosphère infernale… »

Il devient indispensable, on le comprend, de protéger de sérieuse façon, non seulement la flottaison et les tourelles, mais les passages, mais le personnel réparti sur les ponts, mais les armemens des pièces. Mieux qu’à Tsoushima, les obus de semi-