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LA CROISSANCE DU CUIRASSÉ.

actuelles, elle commencerait sans doute aux environs de 10 000[1].

L’origine de cet élargissement du champ de bataille fut dans l’emploi des lunettes de visée et des télémètres, qui donnent l’image et la distance du but lointain avec plus de précision que la simple vision à l’œil nu. Les Japonais, élèves de leurs alliés d’Angleterre, avaient adopté dès avant la guerre leurs appareils et leurs méthodes. L’escadre russe de Rodjestvensky prit bien au départ un certain nombre de lunettes ; mais elle manqua du temps nécessaire pour familiariser les pointeurs avec l’usage de ces instrumens. Ils sont en service aujourd’hui dans toutes les marines.

Il ne suffit pas de voir, il faut atteindre. Les gros canons d’autrefois, à faibles vitesses initiales, à trajectoires peu tendues, à tir lent, à réglage insuffisant parce qu’il était obtenu pour eux par des pièces d’artillerie moyenne, n’avaient chance de toucher le but qu’à long intervalle. Le peu de densité de leur feu empêchait d’en faire ou l’arme unique ou l’arme principale d’un bateau. Les progrès de leur construction, en augmentant la justesse et la rapidité du tir, permirent au contraire de lancer avec une batterie de dix 305 une gerbe de projectiles capable de produire en quelques minutes, et presque aux limites de l’horizon, des effets foudroyans. Après les petits calibres, ces énormes pièces, à leur tour, sont devenues pièces à « tir rapide. » Elles débitent chacune plus de deux obus à la minute. On espère obtenir mieux prochainement. Ce serait déjà néanmoins, pour la bordée d’un Utah, par exemple, un poids total de 3 850 kilos, apportant sur la cuirasse ennemie, à 8 000 mètres et dans chaque minute, une puissance mécanique restante d’encore 100 000 tonneaux-mètres. Ajoutons-y la force destructive, de beaucoup plus considérable, développée par les obus en explosant : nous aurons un aperçu des énergies matérielles mises en jeu.

L’activité de l’artillerie moyenne, il est vrai, s’est accrue elle aussi : le même poids disponible, si on le consacrait à de moindres canons mais plus nombreux, assurerait toujours l’avantage en ce qui concerne les densités de feu totalisées. Seulement le tout n’est pas encore de toucher : il faut détruire ce qu’on touche. Les grandes distances de combat, qui font

  1. Les Russes ont tenté, au cours d’exercices, des tirs à 14 000 et 15 000 mètres. Ils faisaient relever les points de chute par des éclaireurs qui renseignaient l’escadre au moyen de la télégraphie sans fil.