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L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES.

celle des gens de Cour, des traitans, des prélats à gros bénéfices et de la haute magistrature. C’était toujours en objets de parade que passait le plus clair du métal blanc : le cardinal de Richelieu avait laissé au Roi par testament un grand buffet d’argent ciselé qui, par son poids seul, — 750 kilos, — indépendamment du travail, valait 375 000 francs.

Dans la première partie de sa vie, Louis XIV, comme un monarque d’Orient, raffola des meubles d’argent massif. Versailles en était plein ; cela faisait ouvrir de grands yeux aux étrangers. De tous ces canapés, balustrades, torchères, caisses à orangers, brancards, vases énormes placés de chaque côté des portes, guéridons supportant les girandoles et les chandeliers, figures ou statues, dessinés par Le Brun et façonnés par les meilleurs artistes, qui décoraient la galerie, les grands et petits appartemens, nous ne possédons plus que l’inventaire et quelques modèles ou gravures. À peine venait d’être terminée l’ornementation du trône d’argent, dans le salon d’Apollon consacré aux audiences solennelles des ambassadeurs, que le Roi, soit que la passion de la guerre éteignît en lui l’amour du faste, soit qu’il fût séduit par le beau geste de jeter en solde, à ses armées en campagne, le métal de son trône et des choses précieuses qui l’avaient charmé, envoya fondre en 1688 tous ces meubles à la Monnaie. De ces chefs-d’œuvre qui avaient coûté 35 millions de francs et dont la façon était plus chère que la matière, le souverain croyait tirer 21 millions ; il n’en eut que 10.

Il n’en garda pas moins toutes ses illusions sur les ressources que l’État pouvait se flatter d’obtenir pur la fonte de l’argenterie des particuliers. Comme personne n’avait idée du chiffre que représentait cette richesse dans tout le royaume, on chargea le bonhomme Gourville d’en faire l’estimation. Cet ancien commis de Fouquet, rompu aux affaires de finance, n’en savait pas là-dessus plus que les autres. Pour ne pas rester court, il fit des calculs, ou mieux des hypothèses (1690), évaluant l’argenterie privée à 700 millions de francs actuels, — 200 millions de livres tournois — dont moitié à Paris et moitié dans le reste de la France. De ce stock, disait-il, un tiers consiste en flambeaux, cuillers, fourchettes et couteaux. Cette proportion était très certainement fausse, on le verra tout à l’heure, et le total de Gourville contenait lui-même sans doute une grande part d’exagération.