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L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES.

II

Parmi ces 1000 kilos d’or et ces 3 000 kilos d’argent, ouvrés et parfois semés de pierres précieuses et d’émaux, qui constituaient pour la couronne de France au xive siècle le plus féerique service de table qui se soit jamais vu, le nombre des assiettes est proportionnellement très limité, celui des cuillers est dérisoire ; quant aux fourchettes, à peine si elles sont mentionnées. Ce prince, si riche en vaisselle, ne possédait que 500 écuelles ; à peu près de quoi en donner une par deux convives dans un de ces banquets monstres comme celui de 800 « couverts » qu’il offrit à l’Empereur, son oncle.

Le mot moderne de « couverts » est d’ailleurs ici tout à fait impropre, puisque chacun apportait son couteau, qu’on n’usait pas de fourchettes et que le Trésor royal disposait en tout de 91 cuillers. Les grands personnages n’étaient pas à cet égard plus exigeans que le vulgaire. Le Roi avait devant lui l’un de ces superbes cadenas ou nefs, qui contenait en de petits compartimens du sel, du poivre et du sucre, à côté de la serviette et d’une assiette de forme carrée que l’on ne paraît pas changer durant le repas. Sur cette assiette le monarque plaçait, comme tout le monde, une large tranche de pain, — le « tailloir, » — sur laquelle se posaient les viandes et se versaient les sauces qui les humectaient. Ces pains-assiettes se renouvelaient sans doute à chaque service ; au sacre de Louis XII on en usa 1294 douzaines. Le système n’était pas économique, et ce n’était pas au reste par économie que les riches avaient si peu d’assiettes, puisqu’il leur en eût coûté beaucoup moins de les acquérir que de s’offrir le luxe d’une masse d’ustensiles massifs et même de meubles en argent. Mais, par un vestige de la simplicité primitive, tout en visant au superflu, on n’avait pas encore imaginé le nécessaire.

Dans toute argenterie privée au moyen âge s’observe la même disproportion que dans le mobilier royal entre la vaisselle que nous qualifierions d’indispensable et les objets de pur ornement. Non que ceux-ci fussent à profusion. L’interdiction de Philippe le Bel (1294) à qui ne possédait pas 400 000 francs de rente « d’avoir vesselement d’or ou d’argent pour boire ni pour manger » aurait eu pour résultat d’en supprimer totalement