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longtemps. C’est folie de s’engager dans des dépenses qu’on ne peut pas mesurer, lorsqu’on a d’ailleurs un avenir financier aussi incertain. Mais il fallait, paraît-il, faire une grande manifestation de solidarité et de générosité sociales. Certes, nous avons toujours été d’avis que la situation des ouvriers âgés et devenus impropres au travail imposait à la société un devoir à remplir dans la mesure de ses forces. Une loi était nécessaire ; le mieux était de l’appuyer sur les sociétés de secours mutuels qui, avec le concours de l’État, auraient pris rapidement un immense essor. On a fait tout le contraire, et la loi nouvelle créera dans notre organisation sociale, politique et financière, un formidable instrument qui restera aux mains de l’État. Nous comprenons que les socialistes se réjouissent de cette loi, car elle porte leur marque ; mais les autres ?

Aussi les autres s’en sont-ils généralement fort peu réjouis ; ils s’y sont plutôt résignés, et non sans peine. Il est d’usage, à la fin d’une importante discussion, qu’un certain nombre de membres d’une assemblée montent à la tribune pour expliquer leur vote : quelques-uns parlent même pour tout un groupe de collègues. Jamais le défilé n’avait été plus long que cette fois, au Sénat : on a cru qu’il n’en finirait plus ! La plupart des orateurs ont d’ailleurs répété la même chose avec une touchante monotonie, à savoir que la loi leur faisait peur, mais qu’ils la voteraient quand même, déclinant toute responsabilité dans ses conséquences. Décliner toute responsabilité dans les conséquences d’une loi qu’on vote est une attitude législative que nos prédécesseurs n’avaient pas encore imaginée, ce qui est étonnant, car elle est très commode. On l’aurait à la vérité jugée autrefois contradictoire ; mais aujourd’hui, le pour et le contre s’embrouillent dans les esprits et encore bien plus dans les volontés. Un sénateur, d’ailleurs très sympathique, a déclaré qu’il voterait la loi « avec un frisson de crainte : » on disait jadis « la mort dans l’âme. » Le fait est que ce défilé à la tribune avait un air d’enterrement ; on n’y prononçait que des paroles funèbres ; il était lugubre. M. le ministre du Travail l’a senti et il a demandé la parole pour célébrer à sa manière les éclatans mérites de la loi. M. Viviani a du talent ; sa harangue a eu quelque succès ; elle a un peu relevé les courages abattus ; beaucoup ont commencé à croire qu’ils étaient des héros sans le savoir. Cependant le discours de M. Viviani n’a pas laissé de faire naître des inquiétudes nouvelles il annonçait, ‘en effet, que la loi, incomplète évidemment, recevrait plus tard des développemens nécessaires. C’était précisément ce que tout le monde redoutait. Aussi l’effet restait-il un peu incertain lorsque