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nuit, à l’insu de son maître, vaguement inquiet de savoir celui-ci en tête à tête avec l’orgueilleuse Christine, — et voici que Suzanne, sa jeune femme, venue pour le voir, rencontre à sa place le baron don Juan ! C’est alors une grande scène d’un art si habile que nous assistons sans l’ombre d’embarras ni de répugnance au spectacle de la lente fascination exercée impitoyablement, par le séducteur, sur la femme de son naïf et dévoué confident. Suzanne, d’ailleurs, résiste à tous les artifices amoureux de don Juan. Après des alternatives tragiques d’indignation, de colère, et de désespoir, la jeune femme s’enfuit ; peut-être même n’a-t-elle pas entendu la prière que lui a adressée le baron, de laisser tomber, du balcon du premier étage, une branche fleurie d’acacia, qui signifiera quelle s’est enfin décidée à lui ouvrir son cœur. Et l’acte se poursuit ; le baron se moque des scrupules vertueux de son frère, éconduit la pauvre Christine, désormais oubliée, reçoit princièrement les humbles aveux de la fille du jardinier, s’entretient avec son secrétaire d’un amour nouveau qu’il sent naître en soi, et dont le mari de Suzanne se désole de n’être pas admis à savoir le secret : et toujours, — pendant ces scènes d’un mouvement qui, parfois, évêque dans nos oreilles le souvenir des rythmes les plus emportés du Don Juan de Mozart, — toujours le baron et nous-mêmes ne cessons point de tenir fiévreusement nos regards tournés vers la fenêtre du fond, attendant la chute de la branche d’acacia demandée, tout à l’heure, à la belle Suzanne. Soudain, au moment où le baron commence, pour la première fois, à désespérer de son génie, la branche d’acacia tombe doucement.

La conclusion de l’aventure répond le mieux du monde à ce que nous connaissons maintenant des caractères du héros principal et de son entourage. Le baron est devenu l’amant de Suzanne ; et, par un prodige que nous fait apparaître plus vraisemblable la grâce exquise de la jeune femme, il a décidément découvert, en elle, ce sortilège dont l’absence l’avait empêché de rester fidèle à ses « mille-trois » maîtresses précédentes. Mais il y a le mari, qui désire absolument être initié à tous les détails de la nouvelle conquête. Il supplie, se fâche, pleure ingénument du manque de confiance de son maître envers lui ; et le baron, d’autre part, tout don Juan qu’il soit, sent dès la première minute qu’il n’aura pas le courage de mentir à un ami tel que celui-là, si bien qu’il avoue à son Leporello qu’il lui a pris sa femme ; sur quoi le secrétaire, aussitôt, dans une poussée instinctive dont il se repentira dès que la raison lui sera revenue, le tue avec le petit poignard italien de Christine.