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REVUES ÉTRANGÈRES.

tient avec le frère de son maître, jeune professeur d’université, que scandalisent, — et attirent involontairement, — les innombrables aventures galantes du nouveau don Juan. Le secrétaire, lui, a pour son maître une admiration enthousiaste. Il le considère proprement comme un héros, un homme de génie qui emploie à l’amour des qualités presque surnaturelles d’esprit et de cœur. Cependant, ce Leporello, — son maître s’amuse souvent à l’appeler ainsi, malgré ses protestations, — a toujours préféré instinctivement que sa jeune et adorable femme, Suzanne, n’entrât pas en contact avec l’homme qui le ravit jusque dans ses folies les plus criminelles. Bientôt Suzanne elle-même apparaît, un instant, dans le pavillon. Elle est fille d’honnêtes commerçans, et, tout en s’étonnant que son mari lui défende d’approcher du « baron, » elle ne cache pas son mépris pour un personnage dont l’unique occupation est de faire la cour à toutes les dames et demoiselles de la contrée. Puis elle s’en va, et le baron lui-même se montre à nous, qui, tout de suite, avec l’élan fougueux de sa verve lyrique, son mélange piquant de hauteur seigneuriale et de simplicité, justifie pleinement à nos yeux l’enthousiasme ingénu de son Leporello.

Il a observé, en passant, que la fille de son jardinier était brusquement devenue jolie, et cette découverte l’a mis en belle humeur. Mais, avec cela, il ne peut s’empêcher de se rappeler et de regretter une autre jeune fille, Christine de Felsenburg, qu’il a enlevée par force, la nuit précédente, puis ramenée, avant l’aube, au château de son père, et que jamais plus sans doute il ne reverra. En quoi il se trompe, du reste : car la fille du jardinier, dès qu’elle le voit seul dans le pavillon, vient humblement lui apprendre qu’une dame est là, au fond du parc, semblant le guetter. C’est la fière Christine, qui d’abord lui annonce qu’elle est venue le tuer, et fait mine de vouloir le frapper avec un élégant poignard italien qu’elle tenait caché sous son voile, mais qui, peu à peu, se laisse aller à lui avouer qu’elle l’aime et ne peut plus vivre loin de ses baisers.

Le lendemain, dans le salon du baron, celui-ci déclare à son fidèle secrétaire que la possession de Christine lui a causé, une fois de plus, la cruelle déception qui toujours le condamne à chercher, auprès d’autres femmes, un certain élément mystérieux dont son cœur a besoin. Toujours il croit l’avoir enfin rencontré ; et puis, aussitôt qu’il a tenu une femme dans ses bras, il s’aperçoit que le charme qu’il avait cru reconnaître en elle ne s’y trouvait point, ou s’est évaporé. Après quoi le secrétaire s’éloigne, — car il a veillé durant toute la