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l’ambitieuse et perverse Lisa, c’est lui, ce sauvage, brutal, et touchant Allenstein qui est le héros principal de toute la « comédie. » Sa nature complexe, où se mêlent étrangement des instincts opposés, nous est vraiment décrite avec un relief très original ; et cette curieuse figure de hobereau tragique suffirait, à elle seule, pour justifier le grand succès obtenu par Jacques l’Imbécile aussi bien sur la scène viennoise où la pièce a été représentée tout d’abord que dans les nombreux théâtres allemands qui, aussitôt après, se sont empressés de l’ajouter à leur répertoire.


L’auteur de cette « comédie, » M. Thadée Rittner, est, je crois, d’origine polonaise. Son aventure littéraire rappellerait, en ce cas, celle de l’un de ses compatriotes qui, après avoir longtemps couru le monde comme officier de marine, s’est fixé en Angleterre, et, sous le pseudonyme de Conrad, y est devenu l’un des plus justement célèbres parmi les romanciers et conteurs anglais de ce temps. M. Rittner, beaucoup plus jeune, est-il destiné à rencontrer une fortune pareille dans les lettres allemandes ? Le grand succès de son Jacques l’Imbécile aurait de quoi le faire supposer : mais surtout, on doit espérer qu’il confirmera sa jeune renommée en associant bientôt, aux qualités remarquables de psychologue et d’observateur qu’il a déployées dans sa dernière pièce, les dons, plus précieux encore, d’élégante et subtile fantaisie poétique qui nous sont apparus dans une œuvre antérieure, intitulée En Chemin, drame sur le thème de don Juan. Je ne sais pas si la première pièce du dramaturge viennois a obtenu déjà, lors de sa production, le succès qui s’attache aujourd’hui à Jacques l’Imbécile : peut-être manque-t-elle un peu trop de cette vérité, — ou probabilité, — particulière que réclame, dans tous les pays, l’esthétique du théâtre. À la lecture, du moins, cette façon de poème dramatique m’a causé un extrême plaisir, avec l’imprévu, la hardiesse, la variété incessante de son invention. Je vais essayer d’en indiquer brièvement le sujet, mais, hélas ! sans aucune chance de réussir à traduire le charme léger et indéfinissable qui se dégage plutôt de l’atmosphère générale de l’œuvre, des attitudes des divers personnages et du ton passionné de leurs réponses, que du simple enchaînement des faits extérieurs.

L’auteur nous transporte, cette fois encore, dans un château de province. Le premier acte a pour décor un pavillon d’été, au milieu d’un grand parc, sous le clair de lune. En attendant le retour du châtelain, qui sera le héros de la pièce, le secrétaire de celui-ci s’entre-