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REVUE MUSICALE.

Ignorées du public français, le seul M. Risler serait certainement capable de les lui faire connaître et peut-être comprendre. C’est l’affaire de trois petits quarts d’heure, avec les reprises. L’œuvre est plus étonnante encore que l’arietta de la dernière sonate. Elle est une preuve plus abondante et plus riche, un signe plus manifeste et plus éclatant, non pas de la contradiction, mais, tout à l’opposé, de la conciliation possible entre l’unité de la nature ou du fond et la variété des formes, j’allais écrire, pensant à la théologie, des personnes. Il arrive ainsi que la musique, une telle musique du moins, devient le symbole de vérités qui la dépassent, mais qu’elle annonce et dont, à sa manière, elle se fait témoin ou caution.

Dans l’ordre, dans aucun ordre sonore, on ne saurait trouver un élément qui manque ici. Tout y est présent et vivant : les mélodies, les rythmes et les accords en foule ; des fugues et des marches ; tous les mouvemens, lents ou rapides, et toutes les mesures ; le développement ou le travail de la sonate et de la symphonie ; tantôt un menuet et tantôt une aria, l’action et le rêve tour à tour, les modes et les degrés innombrables de l’être, depuis la force brutale jusqu’à la grâce exquise, du plus morne désespoir à la plus légère comme à la plus rude gaieté.

Avec tout cela, sous tout cela, parmi tant d’altérations et de métamorphoses, l’idée vit et revit. Elle triomphe même du silence. Une des variations les plus extraordinaires, et les plus passionnées, est hachée de soudaines et longues pauses. À travers ces espaces, mesurés (car ce ne sont pas des points d’orgue), mais vides et muets, Beethoven poursuit, en lui-même et tout bas, sa pensée purement intérieure. Nous la suivons avec lui, comme lui, n’en reconnaissant le cours impétueux et caché qu’à des accords frappés de place en place. Ainsi, même pour nous, la musique un moment dépouille le signe sensible et la matière sonore. Elle n’est plus qu’esprit, et c’est ici l’une de ces variations, tout à fait singulières et d’un idéalisme transcendant, où, suivant le mot cité plus haut de Riemann, le thème subsiste encore, mais seulement « dans la conscience de l’auditeur. »

Voilà, pour le coup, le chef-d’œuvre et le sommet du genre. Plus haut même que l’arietta de l’Op. 111, il est aussi plus difficilement accessible. Je ne sais qu’un interprète, mais j’en sais un, digne de nous y élever. Les admirateurs de Beethoven doivent beaucoup à M. Edouard Risler. Mais lui-même leur doit quelque chose encore : les trente-trois variations sur la valse de Diabelli. Ils les lui réclameront jusqu’à ce qu’il les leur ait données.