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de lui prouver ma tendre, ma profonde reconnaissance par quoi que ce soit ! Grand Dieu ! qu’ai-je fait pour mériter ce bonheur ! C’est mon cri continuel depuis ce matin ! Je crains quelquefois de devenir folle de bonheur ! Je vous reverrai ! Je reverrai mes sœurs ! Carlsruhe ! ces lieux si chers ! La joie, les préparatifs pour un voyage de si longue haleine survenu si subitement et que je hâte autant qu’il est en mon pouvoir, tout cela fait que je ne me retrouve pas. L’Empereur m’a écrit une lettre charmante de Carlsruhe, remplie de détails les plus précieux et les plus intéressans pour moi. Il a été si heureux de se trouver au milieu de tous les miens, à ce qu’il dit, plus heureux qu’il ne s’y attendait ! Ma bien-aimée maman, je crains de mourir de joie : plus j’envisage cet avenir, plus il me transporte. »

Ainsi, le long délaissement dont elle avait été la victime n’avait pu la détacher de son mari. Elle le retrouva à Carlsruhe, et sa présence doubla le prix de la joie qu’elle éprouvait en se retrouvant dans sa famille. Elle ne rentra en Russie que deux ans plus tard, à la fin de 1815. Pendant ces deux années si pleines d’événemens : les deux invasions de la France, le rétablissement des Bourbons, le Congrès de Vienne, le retour de l’île d’Elbe, la seconde Restauration, elle avait été souvent séparée de lui. Mais elle espérait que, revenu dans ses Etats, il ne la quitterait plus. Une fois encore son espoir devait être trompé. On peut le supposer en lisant les conseils qu’au commencement de 1816, lui donnait sa mère.

« Ne croyez pas que Patience et Espérance en Dieu restera toujours votre devise : non ! cela changera en bien, j’en suis sûre. Au nom du ciel, point de coup de tête, car, croyez-moi, tout le tort retomberait de votre côté… Quant à ce qu’on ne vous accorde pas parfois votre place, je la soutiendrais, si j’étais vous, au risque même d’avoir des mauvaises paroles de la part de celui qui devrait être le premier à y veiller ; si ce n’est par tendresse, cela doit être par égard pour celle qui porte son nom. » Ces conseils portèrent leur fruit. Au mois d’avril suivant, la margrave félicitait sa fille de ses bonnes dispositions d’esprit et de cœur : « Que Dieu vous soutienne dans cet état et vous donne la force de supporter votre devise : Patience et Persévérance, avec laquelle vous réussirez, j’en suis convaincue. »

Cette conviction n’était pas trompeuse. L’heure approchait où un changement radical dans la mentalité d’Alexandre, résul-