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que, dans le même moment, on en soit instruit dans tous les coins de l’Empire, il se serait levé un cri d’indignation si terrible qu’il aurait, je crois, retenti au bout de l’univers. À mesure que Napoléon avance, ce sentiment se lève davantage. Des vieillards qui ont perdu tout leur bien ou à peu près, disent : Nous trouverons moyen de vivre ; tout est préférable à une paix honteuse. Des femmes qui ont tous les leurs à l’armée ne regardent les dangers qu’ils courent que comme secondaires et ne craignent que la paix. Cette paix qui serait l’arrêt de mort de la Russie ne peut pas se faire heureusement : l’Empereur n’en conçoit pas l’idée et quand même il le voudrait, il ne le pourrait pas. Voilà le beau héroïque de notre position… »

« 24 septembre. — J’ai en horreur cet esprit de mensonge qui fait une des bases fondamentales de la conduite de Napoléon, et quiconque le peut ne doit pas négliger de combattre les effets de toutes ses forces : on aura fait passer pour une défaite la bataille de Borodino bien complètement gagnée par nous et si complètement que Napoléon parcourait les rangs comme un fou en criant : Français ! voilà une bataille perdue, je n’en ai jamais perdu, souffrirez-vous que celle-ci le soit ? et que le lendemain il a donné à l’ordre du jour que l’armée française s’était couverte de honte. Mais, malheureusement, nous n’avons pas su ou pas pu profiter de cette victoire et finalement Koutousoff a jugé à propos d’abandonner Moscou… Napoléon en entrant à Moscou n’a trouvé rien de ce qu’il espérait : il comptait sur un public, il n’y en avait plus, tout avait quitté ; il comptait sur des ressources, il n’a presque rien trouvé ; il comptait sur l’effet moral, le découragement, l’abattement qu’il causerait à la nation, il n’a fait qu’exciter la rage et le désir de la vengeance. Pétersbourg même dût-il subir le même sort, l’Empereur serait également éloigné d’une paix honteuse. »

Ce que l’Impératrice ne disait pas, c’est qu’après l’entrée des Français à Moscou, un parti s’était formé à la Cour moscovite, qui était d’avis qu’on devait conclure la paix. Dans ce parti qu’inspirait et conseillait l’Impératrice mère, figuraient le grand-duc Constantin, plusieurs ministres et les personnages les plus influens de l’Empire. Alexandre, résolu à combattre jusqu’à la mort, n’avait, pour soutenir sa résistance, que sa femme et sa sœur mariée récemment au prince d’Oldenbourg, lequel était d’une nature généreuse dont elle suivait les directions. On sait