Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
369
DIMANCHES ANGLAIS CONTEMPORAINS.

n’est pas nécessaire à l’harmonie de deux forces que l’une supprime l’autre, et leur accord même suppose leur indépendance, leur dualité. Comme la plupart des romanciers anglais, — j’en ai déjà fait la remarque à propos de M. Thomas Hardy, — Mme  Ward choisit de préférence des jeunes filles qui ont dû grandir seules, s’élever en dehors des influences ordinaires de famille et de traditions, dans des circonstances qui favorisent, accentuent et exagèrent en elles les traits individuels. Le père de Marcella a été condamné à deux ans de prison quand elle était encore une petite fille. Elle a été placée dans une pension et ses parens ne se sont plus occupés d’elle. Orgueilleuse écolière, aux robes trop modestes, puis étudiante demi-bohème, qui fréquente les milieux socialistes, elle ne revient chez elle qu’à vingt et un ans, quand son père a hérité de Mellor Park, l’ancienne résidence de la famille. — Julie Le Breton est née hors mariage, d’une mère aristocrate qui avait abandonné son mari pour suivre un agitateur, un rebelle, voyageur et artiste, auréolé du prestige d’avoir conspiré et combattu pour la plupart des « causes perdues » de sa génération. Ils avaient tranché les liens qui les rattachaient à l’Angleterre et s’étaient retirés en Belgique, où ils avaient vécu sans pouvoir légitimer leur union, le mari ayant refusé de demander le divorce. Orpheline de bonne heure, Julie prit le nom de la vieille gouvernante à laquelle sa mère l’avait confiée en mourant, et elle devint pour tout le monde Mlle  Le Breton. Elle tenait de son hérédité, avec une intelligence remarquable, un scepticisme inné que ne changea point l’éducation des religieuses Ursulines. Son entrée au service de lady Henry, auprès de qui elle va renouveler l’histoire fameuse de Julie de Les pinasse et de Mme  du Deffand, ouvre la carrière à ses talens et permet à sa personnalité de se déployer tout entière. — Enfin Kitty Bristol est, elle aussi, une irrégulière, une abandonnée, une indépendante. Fille d’une aventurière, Irlandaise de Paris deux fois mariée à de nobles viveurs, le comte de Blackwater et le comte d’Estrées, elle a été élevée à Paris au couvent des Sœurs Blanches, tandis que sa mère vivait à Rome. À dix-huit ans, elle la rejoint à Londres où la dame, après un second mariage, vient continuer sa vie de luxe, de dettes et d’intrigues. La comtesse d’Estrées est la plus frivole des femmes et son premier mari, lord Blackwater, le père de Kitty, était une espèce de fou. Kitty est délicieusement excentrique,