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REVUE DES DEUX MONDES.

C’est en septembre 1833, six mois après la deuxième attaque d’apoplexie, que fut écrite cette Prière pour ma mère, si pleine de pure tendresse et de douloureuse pitié.

Pendant les quatre années que l’intelligence de Mme de Vigny mit à s’éteindre, l’affection maternelle semblait s’être épurée et elle s’était dépouillée de toute forme de rigueur : « Depuis quatre ans, j’avais reçu ses continuelles tendresses et ses adieux intérieurement destinés à moi, mais qu’elle n’osait exprimer pour ne pas trop s’attendrir. »

Quant à la piété filiale, elle s’était accrue, chez Alfred de Vigny, de tout ce que la maladie de sa mère lui avait imposé de charges assumées résolument, d’inquiétudes déchirantes mais délicatement dissimulées, de labeur acharné, de muets sacrifices. Lorsque ce fardeau de devoirs lui manqua et qu’il se vit dépossédé, du même coup, de tout son trésor de tendresses, il demeura désemparé et désœuvré comme une embarcation que l’orage n’a pas brisée, mais qui dérive au gré du flot ou à la merci des courans, démâtée et sans gouvernail.

Le vide qui s’était fait dans l’âme du poète ne pouvait pas être comblé par quelque autre de ses sentimens, aussi puissans que l’amour filial, qui donnent leur vrai sens et à la mort et à la vie. Alfred de Vigny n’avait pas de fille ni de fils. Quant à la femme inoffensive et douce, mais déjà épaisse de corps et, il faut bien le dire, assez indigente d’esprit, qui restait seule à s’appeler Mme de Vigny, il n’avait guère à lui manifester, en retour d’une affection timide, obstinée, enveloppée de gaucherie, qu’une courtoisie impeccable et qu’une bienveillante, mais, malgré tout, un peu lointaine compassion.

À cette idée qu’il n’entendrait plus la « voix » maternelle et que jamais les « yeux tristes et doux » de cette « unique amie » ne se rouvriraient pour se poser sur « sa race adorée, » il se sentait plus orphelin qu’un autre, en vérité. Jusqu’aux heures de la vieillesse, silencieusement, dans le plus profond de son cœur, il nourrit la blessure et il garda le deuil de cette perte irréparable.


Ernest Dupuy.