Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
355
LA JEUNESSE ET LA FAMILLE D’ALFRED DE VIGNY.

C’est pour avoir gardé l’empreinte marquée sur son esprit par quelques hommes comme celui-là qu’Alfred de Vigny, débarrassé pourtant de sa religion superstitieuse d’enfant vis-à-vis de ce qu’il appelle « une race ingrate et dégénérée, » fera encore à la branche royale aînée le sacrifice « de dix huit ans de retraite et de refus aux avances des Bourbons cadets. » Il exprimera la raison de son attitude dans une de ces formules aux arêtes tranchantes comme les aimait Frénilly : « J’ai été fidèle au Roi Bourbon, comme une honnête femme l’est à son mari, sans amour. »


VI

Dans cette société choisie qu’il admirait et qu’il aimait, le jeune Alfred de Vigny mettait au-dessus de tout la nature noble de son père et de sa mère, l’élévation de « leurs sentimens d’honneur » et la « paisible exaltation » de leur langage. Leurs « indignations imposantes » faisaient battre son jeune cœur.

Mais ce père si fin, si tendre, si enjoué, si digne de respect, Alfred de Vigny ne devait pas le garder bien longtemps. Lorsqu’il eut la douleur de le perdre, il était encore un tout jeune homme, un officier imberbe, non « de dix-sept ans, » selon l’expression du Journal d’un poète, mais de dix-neuf ans au moins, et, d’autre part, ce n’est pas à « soixante-quatorze ans, » c’est à soixante-dix-neuf, peut-être à quatre-vingts, que mourut Léon de Vigny, l’ex-chevalier d’Émerville.

« Il y a vingt ans, » écrit A. de Vigny, à la fin du mois de décembre 1837, au lendemain de la mort de sa mère, « mon père mourut aussi ; j’étais près de son lit ; » et, après avoir rappelé les dernières paroles du moribond, puis retracé, d’un trait singulièrement expressif, cette agonie dont « l’horrible douleur » redressa tout à coup le corps de l’ancien officier, plié en deux depuis un si long temps, il ajoute : « J’étais trop jeune pour supporter cette vue ; je m’évanouis. » Il approchait de la vingtième année.

On l’a dit de bien des hommes illustres, et il faut le redire au sujet du poète Alfred de Vigny : c’est surtout de sa mère qu’il est le fils. C’est par elle et pour elle qu’il a vécu, qu’il a grandi de toutes les façons, qu’il a voulu se distinguer, qu’il s’est placé au premier rang. Non seulement au cours d’une enfance fort déli-