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LA JEUNESSE ET LA FAMILLE D’ALFRED DE VIGNY.

pas, à dix ans, de traduire l’hexamètre de la Pharsale et d’en tirer l’alexandrin français :

Croyant que rien n’est fait, s’il reste encore à faire.

La découverte que fit Mme de Vigny de cet exploit littéraire, griffonné au crayon au-dessous d’un dessin inachevé, fut un événement : « Les larmes me vinrent aux yeux. Mais mon père m’embrassa : « Ne va pas t’aviser d’être poète au moins, me dit-il. Tu m’as bien l’air d’en avoir envie. » Je retombai dans le péché de poésie, mais en secret, et n’en parlai que longtemps après. Ma mère n’avait rien dit : ce fut une désapprobation que son silence. »


III

Tous les incidens de cette éducation d’enfant, minutieusement notés, étaient transmis, au jour le jour, de Paris au Maine-Giraud, et, du fond de sa terre lointaine, la chanoinesse de Malte, Mme  Sophie de Baraudin, tournait toutes ses pensées, tous ses vœux et toute l’ardeur d’une exclusive affection vers ce rejeton précieux de deux races.

En 1823, se rendant avec son régiment à la frontière d’Espagne, Alfred de Vigny obtint de son cousin, le colonel comte James de Montrivault, une semaine de permission pour aller au Maine-Giraud rendre visite à sa parente. Il découvrit, pendant les cinq jours qu’il passa auprès d’elle, qu’elle aussi « l’avait élevé de loin. » Elle vivait entourée des portraits de son neveu exécutés à l’huile ou au pastel par Mme de Vigny et le représentant à tous les âges. Elle avait gardé, sans en distraire une seule, toutes les lettres de sa sœur : elle les mit sous les yeux du jeune officier et lui lut, en allant d’un cadre à l’autre à travers les appartemens, ces pages qui commentaient les progrès de son enfance. « Cette enfance, écrit-il, j’en sortais à peine et je l’avais déjà oubliée. Je me la remis en mémoire en la lisant racontée avec cette tendresse inépuisable et toujours inquiète de toute chose. »

De sa « seconde mère, » le jeune homme admira, dans cette visite rapide, un portrait au pastel qui la montrait dans toute la fraîcheur de sa jeunesse et qu’il fut très heureux de retrouver, de garder au Maine-Giraud, lorsqu’il prit possession du petit