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LE ROMAN FRANÇAIS.

qu’il ne lui restait aucun sentiment que le désir de le voir dans les mêmes dispositions où elle était. »

Après de telles paroles, ne faut-il pas conclure que si la Princesse de Clèves est peut-être le plus émouvant des romans, il en est à coup sûr le moins romanesque.

Voilà les grands spectacles où nous fait assister ce que certains critiques appellent une littérature de Cour. Nous y voyons mis en lumière cet héroïsme réfléchi qui est le triomphe de la raison. Nous y voyons des âmes qui, supérieures à tous les entraînemens, s’en rendent maîtresses par un suprême effort de leur volonté, et qui accomplissent le bien non par un transport d’enthousiasme aveugle et passager, mais par une glorieuse fidélité à des principes qui font leur essence…

Je parlais d’Othello. Quels tableaux différens de l’humanité font passer sous nos yeux ceux du grand dramaturge anglais et ceux de nos classiques français ! Dans les uns, la nature dominée, vaincue par le respect des convenances et par l’amour de la raison. Dans l’autre, nous trouvons la nature toujours victorieuse. Le bien et le mal également naturels ; le crime semblable au venin distillé par un serpent ; la beauté morale s’épanouissant comme une fleur qui ne peut donner d’autre raison de sa beauté, sinon qu’elle est née belle. Ici l’homme double ; la raison en face de la passion ; des héros qui ont conscience d’eux-mêmes, un moi qui regarde l’autre agir et souffrir, des âmes qui se contemplent, s’étudient, se discutent, s’interpellent, se haranguent elles-mêmes. Là, des personnages qui le plus souvent se meuvent comme une force aveugle qui ne se connaît pas. D’un côté, les grandes victoires de la liberté et de la raison ; de l’autre, un enchaînement fatal sur lequel la volonté ne peut rien, le tempérament et les circonstances faisant le caractère, le caractère déterminant la passion, la passion décidant de la destinée. Ah ! sans doute ce sont des êtres passionnés que Pauline et la princesse de Clèves. Mais les personnages de Shakspeare sont la passion même ; elle a tout envahi, tout dévoré dans leur cœur ; il n’y a en eux place que pour elle. Ne demandez pas au roi Lear de se calmer, de réfléchir. Le roi Lear a-t-il des yeux pour vous voir et des oreilles pour vous entendre ? Ce n’est plus un esprit, une conscience, c’est une fièvre, un délire, un cœur qui ne se possède plus. Oui, les héros de Shakspeare sont la passion même. C’est l’amour descendu du ciel qui chante