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LE ROMAN FRANÇAIS.

d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous le pouvez. »

Hélas ! le prince de Clèves n’a pas l’âme assez grande pour écarter désormais de lui tout soupçon. Et vraiment ce serait trop lui demander. Il s’est juré à lui-mêm de répondre à la confiance de sa femme par une confiance égale. Engagement qu’on prend dans un moment d’exaltation qui n’est pas faite pour durer. L’âme redescend peu à peu des hauteurs où elle s’était guindée. Aussi, peu de jours après avoir reçu les héroïques confidences de sa femme, le prince de Clèves se sent déjà à bout de forces et de courage. « Vous aviez donc oublié, lui dit-il, que je vous aimais éperdument, et que j’étais votre mari : l’un des deux peut porter aux extrémités ; que ne peuvent donc les deux ensemble ? Hé ! que ne font-ils point aussi ! Je n’ai que des sentimens violens et incertains dont je ne suis pas le maître. Je ne me trouve plus digne de vous ; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais, je vous offense, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer. Enfin il n’y a plus en moi de calme, ni de raison. »

Sa douleur le trouble. Exaspéré par cet amour fatal que Mme de Clèves peut bien cacher à tous les yeux, enfermer dans le secret de son cœur, mais qu’elle ne peut tuer en un jour, le prince de Clèves finit par perdre le sens. Il ouvre son âme aux soupçons, un faux rapport le trompe, de désespoir il tombe malade et son chagrin le tue. Désormais Mme de Clèves est libre. Car enfin, elle est innocente de la mort de son mari. Pourquoi l’a-t-il soupçonnée ? Pourquoi n’a-t-il pas su croire en elle ? Elle est libre, et après que la douleur où l’a plongée sa mort a commencé de se calmer, son amour se réveille, se remet à parler. Mme de Clèves revit de loin le duc de Nemours. « Quel effet produisit cette vue d’un moment ! Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur ! Et avec quelle violence ! Elle alla s’asseoir dans le même endroit d’où venait de sortir M. de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ce prince se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui était au monde, l’aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect et de fidélité, méprisant tout pour elle, respectant jusqu’à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la Cour dont il faisait les délices, pour aller regarder les