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LE ROMAN FRANÇAIS.

à régner par lui-même, que tout change. La Cour prend une éclatante revanche. Les coteries aristocratiques et bourgeoises de Paris, ces cercles de précieuses et de beaux esprits qui portaient le nom de cabales, de doctes et spirituelles cabales, perdent leur prestige ; au lieu d’être à la tête, ils ne sont plus qu’à la queue. Ils passent à l’état d’antiques, ce sont les restes d’un passé dont le souvenir pâlit de jour en jour. La jeune littérature les dédaigne et les raille. Leurs mots d’ordre, leur étiquette, leurs expressions préférées, tout devient ridicule, et leurs travers font oublier jusqu’aux services qu’ils avaient rendus autrefois. Les divinités visibles voient leurs autels délaissés ; les nouveaux poètes portent ailleurs leur encens. Relisez ce qu’en dit Saint-Simon, le représentant par excellence de l’esprit nouveau qui régnait à la Cour.

Mais, pour ne pas parler de Boileau et des flèches acérées qu’il décocha contre Mlle de Scudéry et son monde, l’œuvre où est le plus fortement accusée cette lutte entre les vieux salons sur leur déclin et le nouveau salon, le salon royal qui domine et absorbe tout, c’est la pièce des Femmes savantes, qui fut jouée en 1672. De quoi s’agit-il dans ce chef-d’œuvre ? Les deux personnages en présence figurent une cabale à l’ancienne mode et la Cour. La cabale est représentée par Philaminte, Bélise, la très précieuse Armande, la divinité visible de la pièce, par Vadius et Trissotin. La Cour et Molière lui-même apparaissent sous les traits de l’homme de Cour, de Clitandre. Clitandre veut que les femmes aient du savoir sans en faire parade, il fait la guerre au bel esprit greffé sur la pédanterie, il rompt visière à toutes les affectations, à tous les raffinemens de la préciosité. C’est parlant à Clitandre que Trissotin s’écrie :

 
Je ne m’étonne pas, au combat que j’essuie,
De voir prendre à monsieur la thèse qu’il appuie :
Il est fort enfoncé dans la Cour, c’est tout dit.
La Cour, comme l’on sait, ne tient pas pour l’esprit.
Elle a quelque intérêt d’appuyer l’ignorance ;
Et c’est en courtisan qu’il en prend la défense.

Il n’en va pas de la littérature comme de la morale. Au point de vue de la morale, les défauts valent mieux que les vices ; au point de vue littéraire, il est des vices mille fois moins dangereux que certains défauts. Soumettons au jugement d’un