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UN SIÈCLE D’ART FRANÇAIS À BERLIN.

paraître. Frédéric a-t-il eu conscience de ce mouvement ? Dans une lettre à Grimm, en 1781, il présageait l’avènement prochain d’une littérature et d’une poésie allemandes. Grimm, mieux informé, ajoutait, en commentant cette lettre : « Les Allemands disent que les dons que le Roi leur annonce sont déjà en partie arrivés. » Deux ans plus tard, l’Académie de Berlin couronnait le Mémoire de Rivarol. Ce discours, qui proclame si lumineusement les raisons de l’universalité de la langue française, n’en était que l’oraison funèbre.

Et, de plus en plus, pendant tout le siècle qui suivit, le mouvement général de l’histoire eut pour effet d’écarter davantage et d’expulser de l’esprit allemand toutes les traces qu’y avait pu laisser la civilisation française. « On ne se pose qu’en supposant : » cette période de négation et de critique à notre égard a été la condition de l’originalité de nos voisins. Il y eut une Allemagne. Et à son tour elle s’imposa à notre attention.

A-t-on reconnu en Allemagne le rôle essentiel que le génie de Frédéric a joué dans l’histoire de cet affranchissement ? De son temps, beaucoup de bons Allemands lui reprochaient sa gallomanie. Nicolaï s’en plaint hautement : « À quoi bon sa manie de protéger les arts, puisqu’il ne fait rien pour nos artistes ? » Et Frédéric lui-même semble avoir eu le sentiment de la stérilité partielle de son effort : « Tous ceux-là, écrit-il en parlant de ses peintres et de ses sculpteurs, sont des étrangers, et s’ils ne forment pas d’élèves de notre nation, il en sera comme du temps de François Ier, qui fit venir les arts d’Italie en France, mais qui n’y fructifièrent pas. »

Ainsi le progrès de l’âme allemande a consisté, en apparence, à rejeter une portion de l’œuvre de Frédéric, qui ne s’est pas incorporée à la vie nationale. Et cependant, à mesure que le passé recule, on comprend mieux le service qu’il a rendu à son pays. On a cessé de lui reprocher ses prédilections étrangères, la greffe hardie qu’il a tentée sur sa race encore sauvage. On lui sait gré de ce qu’il a fait. Au fond, les essais d’hellénisme d’un Winckelmann et d’un Goethe sont-ils beaucoup plus vivans aujourd’hui que l’essai de « francisation » de Frédéric ? Existe-t-il en Allemagne, fût-ce à la Wartburg ou à Weimar, un centre de pensée plus national que le délicieux Trianon de Potsdam ? Je ne pouvais pas m’empêcher, à l’Exposition, de me rappeler le beau tableau d’Adolf Menzel, la Table Ronde de