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« deux chambres pleines de peintures. » Naturellement, on se le dit. On sait à Paris qu’il y a en Prusse un jeune prince, le roi de demain, qui est amateur de tableaux français. On lui offre des « occasions. » Voltaire, qu’on serait surpris de ne pas trouver dans une affaire, écrit à l’abbé Moussinot (16 janvier 1741) : « Quant aux tableaux que vous voudriez envoyer en Prusse, le Roi aime fort les Watteau, les Lancret et les Pater : j’ai vu chez lui de tout cela. »

Seulement, avec son sens pratique qui s’étend à toute chose, Frédéric veut de la peinture qui « meuble ; » il donne les dimensions. Il veut de grands tableaux, comme son père voulait de grands hommes dans sa garde. On le sert à son gré, et on lui fournit des Watteau sur mesure. Voltaire, qui a le flair, conçoit tout de suite des doutes : « Je soupçonne fort quatre Watteau qu’il (Frédéric) a dans son cabinet, d’être d’excellentes copies. Tout fourmille en Allemagne de copies qu’on fait passer pour des originaux. Les princes sont trompés, et trompent quelquefois. » Le commerce des objets d’art n’avait déjà plus de progrès à faire. On fabriquait de faux Watteau pour l’Allemagne, comme on fabrique aujourd’hui de faux Corot pour l’Amérique.

Mais le roi de Prusse était méfiant. Il prend ses précautions pour n’être plus volé. Il charge de ses emplettes son ministre à Paris, le comte de Rottenbourg, Parisien adoptif, gendre du marquis de Parabère, homme de goût averti, et admirablement placé pour cueillir les occasions ou pour les faire naître. Dès lors les achats se succèdent. On en trouvera le détail chez M. Paul Seidel. Le Roi se tient au courant de tout. Il débat, il marchande, il discute les prix. Il n’achète plus chat en poche ; quand il peut, il se fait envoyer une estampe. Une grande vente est-elle à l’horizon, il veut le catalogue. Les correspondances littéraires se chargent de la réclame. On chauffe l’opinion. À la mort du célèbre amateur Julienne, Grimm écrit : « La vente se fera dans quelque temps d’ici, lorsqu’elle aura été suffisamment annoncée en Europe. » Frédéric y enchérit pour près de cent mille livres. Il avait déjà payé quatre-vingt mille, en bloc, la collection d’antiques du cardinal de Polignac. Il lui arrive souvent de devancer les enchères, et de traiter avec l’amateur. C’est ainsi que Julienne lui vend à l’amiable plusieurs de ses Watteau, et le plus beau de tous, l’Enseigne de Gersaint. Même à l’armée, pendant la campagne de Silésie, il ne perd pas de