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involontairement sur ce visage décoloré par la mort, je ne pouvais trouver la force de parler. Enfin, après un violent effort, je pus prononcer, d’une voix tremblante et entrecoupée, ces premières paroles : Partez, âme chrétienne. À ces mots, pendant que j’étais arrêté par mon émotion, tous les nombreux assistans qui remplissaient la chambre du malade tombèrent à genoux, d’un mouvement unanime et spontané…

Cependant le triste dénouement s’accomplissait sous nos yeux : nos regards étaient alors fixés sur ces lèvres pâles et sans mouvement. Il n’y a qu’un instant, pendant les prières publiques de son agonie, nous l’avions vu, les yeux tantôt ouverts, tantôt abaissés, suivre avec les signes d’une parfaite intelligence tout ce qui se passait autour de lui, et nous répondre encore par ce sourire qui ne l’abandonna que dans la mort… Tout à coup, sa tête s’abattit. Alors M. de Bacourt, l’un des hommes les plus honorables que la divine Providence ait placés auprès de lui à ses derniers momens, essaya de soulever doucement sa tête pour la soutenir. La main du mourant, déjà froide, s’agita dans la main de son ami et la serra fortement encore ; il tourna une dernière fois ses yeux vers lui ; mais ce fut le dernier signe de vie qu’il donna. Tous les assistans le comprirent, et tous, agenouillés autour de son lit, observant le dernier mouvement de ses lèvres, nous les vîmes se fermer enfin pour jamais. M. de Talleyrand avait cessé de vivre et de souffrir. C’était le 17 mai 1838, à 3 heures 35 de l’après-midi…

J’ai, mon cher ami, fini une tâche que j’ai entreprise pour vous, et qui n’a pas été sans douceur pour moi. Voilà bien fidèlement, bien authentiquement retracées toutes les circonstances de cette mort, qui a fait presque autant de bruit que la vie dont elle a achevé le cours. M. de Talleyrand est maintenant devant Dieu ! J’espère fermement que Dieu l’a reçu dans sa miséricorde, et lui a continué les bénédictions répandues visiblement sur la fin de sa longue carrière. J’ose croire que cette mort sera chère à la Religion qu’elle satisfait et à l’Église qu’elle console…


F. Dupanloup.