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LA MORT DE TALLEYRAND.

insister davantage, et j’ajoutai moi-même : « Je puis donc, Prince, donner cette espérance… » Il m’interrompit très vivement : « Ne dites pas cette espérance, dites cette certitude : c’est positif. » Ces deux mots furent prononcés avec une force et une fermeté si extraordinaires que j’en suis encore étonné et que je les entends encore…

… Vers neuf heures du soir, la fille de M. le baron de Talleyrand, sa jeune nièce, qui devait faire sa première communion le lendemain, vint, selon l’usage, lui faire ses adieux du soir. Il la reçut avec une bonté et une douceur qui attendrirent tous les assistans. Cette enfant était émue, silencieuse ; cette scène alla visiblement à l’âme de M. de Talleyrand.

Deux heures après, M. Cruveilhier ayant paru craindre que la raison du malade ne se troublât, on crut devoir faire auprès de lui, avec tous les ménagemens convenables, une démarche dont je n’ai pas été témoin : je vais laisser un moment ici parler un de ses amis, qui se trouvait là et qui ne l’a pas quitté :

«… À onze heures, je fis entrer Mlle Pauline de Périgord près du lit du malade ; ses dispositions actuelles, le terme prochain qu’il avait fixé, tout laissait espérer que cette tentative serait heureuse et que le moment était favorable. M. Cruveilhier se tenait à quelque distance : je tenais une bougie à la main et soulevai le rideau du lit ; Mlle Pauline, tenant une plume et les deux papiers, s’approcha du malade : « Bon oncle, lui dit-elle, avec un charme de candeur et de tendresse qu’il est impossible de décrire, tu es calme en ce moment, ne voudrais-tu pas signer ces deux papiers dont tu as approuvé le contenu ? Cela te soulagera. — Mais il n’est pas six heures, » répondit le prince. Ici j’admirai la candeur de cette jeune fille, qui, malgré l’ardent désir qu’elle avait de voir se réaliser le plus cher de ses vœux, ne sut que rougir, et ne trouva pas un mot pour altérer la vérité, dans un moment où une âme moins pure n’aurait peut-être pas eu de scrupule de faire un mensonge qui lui aurait paru justifié par le résultat. Elle n’insista donc pas après la réponse du prince qui lui dit ensuite : « Je t’ai dit que je signerais demain entre cinq et six heures du matin : je te promets encore de le faire… »

Sans être délivré du poids de mes inquiétudes, je me sentis pourtant un peu soulagé ; chacun se retira, et, le malade paraissant un peu plus calme, je me retirai aussi pour aller prendre, dans une pièce voisine, quelque repos dont j’avais un extrême