Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
133
LA MORT DE TALLEYRAND.

cette âme… Je me retirai enfin, continuant à juger que cet état si grave n’était certainement pas extrême…

Le lendemain mercredi, dès le grand matin, on m’envoya promptement chercher. Le malade était beaucoup plus mal…

Il y avait là, vous le savez déjà, une jeune et pieuse enfant, dont la foi comprenait vivement et partageait nos désirs et notre sollicitude… « Ma fille, lui dit sa mère, tu sais tout ce que tu dois à la tendresse de ton oncle : voici le moment de lui montrer ta reconnaissance ! » Et, continuant avec larmes, elle ajouta qu’il lui appartenait maintenant, à elle, à elle surtout, d’acquitter la dette de son cœur par un « immense et dernier service ; » qu’il fallait qu’elle allât elle-même l’avertir de ma visite, lui en rappeler l’objet, et lui demander qu’il ne refusât pas les consolations que je venais lui apporter. La jeune personne, profondément touchée, fondait en pleurs tout le temps que lui parlait sa mère ; et puis tout à coup la force de Dieu descendit dans son âme ; ses larmes s’arrêtèrent, elle essuya ses yeux, redressa la tête, et, après avoir porté rapidement ses regards sur sa mère et sur moi, je la vis se précipiter au même instant à mes genoux : « Mon père, s’écria-t-elle d’une voix émue, mais assurée, donnez-moi votre bénédiction ! » Mon âme, je l’avoue, ne put tenir à ce spectacle. Je devins à mon tour plus faible que l’enfant elle-même ; des larmes coulèrent involontairement de mes yeux ; puis, étendant les mains, je bénis au nom de Dieu l’ange visible du vieillard. Aussitôt la jeune fille se releva et, sans tourner la tête, d’un pas ferme, d’un air de résolution qui enchaînait nos regards à tous ses mouvemens, elle s’éloigna de nous, se dirigea vers la chambre du malade et disparut. Dieu sait le charme et la force qu’il donna à sa parole, mais, quand elle revint au bout de quelque temps, elle me dit avec un sourire mêlé de larmes : « Monsieur l’abbé, bon oncle sera bien heureux de vous recevoir. »

J’entrai donc et je m’approchai de son lit. Je le trouvai paisible. Ses yeux étaient baissés ; il les leva sur moi, et un sourire de bonté touchante répandit sur son visage souffrant une sorte de satisfaction et de sérénité… Il y avait cependant une altération visible dans ses traits et comme un reste d’atteinte douloureuse ; car cette faiblesse, qui avait causé tant d’alarmes, avait été due à un accès de souffrance aiguë qu’il avait ressentie dans la partie malade de son corps. La paralysie gagnait les entrailles ;