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LA MORT DE TALLEYRAND.

condamner déjà sévèrement : il y a là du moins, me disais-je, il y a évidemment un travail de la conscience et de la grâce…

Arriva, sur ces entrefaites, une circonstance remarquable… Je veux parler du discours qu’il prononça à l’Académie des sciences morales et politiques à l’occasion de la mort de M. Reinhard, son confrère et son ami.

C’était le 3 mars 1838. Un nombreux concours de curieux se pressait à cette séance mémorable ; et la parole fine et délicate, noble, morale et presque religieuse de l’orateur défraya largement l’attente de la curiosité publique. On remarqua avec quel art il sut louer, dans M. Reinhard, le théologien et le diplomate, deux traits de ressemblance entre cette vie et la sienne : ces divers et singuliers rapprochemens sont si visibles dans ce discours, qu’en vérité M. de Talleyrand parut ne se servir du nom de M. Reinhard que comme d’un texte pour rendre solennellement un dernier et public hommage aux études religieuses de sa première jeunesse et pour expliquer les principes élevés, quoique si souvent méconnus, de la diplomatie…

Cette couleur morale de ses idées se prononçait même davantage à mesure qu’il approchait du terme de son discours. Il remarqua dans M. Reinhard, comme un des principaux traits à sa louange, le sentiment du devoir, ce sentiment vrai et profond. « On ne sait pas assez, dit M. de Talleyrand, tout ce qu’il y a de puissance dans ce sentiment. » Il l’appela même bientôt la religion du devoir ; il termina à peu près par-là cette espèce de déclaration qu’il avait voulu faire au public des secrètes pensées de son âme. Aussi ce discours produisit-il un étonnement universel. Ce langage solennel révéla dans M. de Talleyrand des idées qu’on ne lui supposait pas…

J’ai appris, seulement depuis la mort de M. de Talleyrand, un mot de lui si bon et si aimable pour moi qu’il eût alors bien encouragé mes espérances, si je l’avais su. Aujourd’hui encore, le souvenir de cette bienveillante parole me touche : la veille de la séance de l’Académie, parcourant son discours, il s’arrêta à ces mots : la religion du devoir, et dit en souriant : « Voilà qui plaira à l’abbé Dupanloup. » Quand il arriva au passage sur les études théologiques, quelqu’un osa l’interrompre pour lui dire : « Convenez que ceci est bien plus à votre adresse qu’à celle de ce bon M. Reinhard. — Mais sûrement, reprit-il ; il n’y a pas de mal à ramener le public à mon point de départ. » Et comme on