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jeté rue Saint-Florentin à l’hôtel de M. de Talleyrand ; comprenant d’ailleurs l’importance, et craignant l’inutilité de ma démarche ; sachant bien que, le lendemain, tout Paris et les journaux s’empareraient de cette nouvelle, comme cela est en effet arrivé. Faut-il vous l’avouer même ? J’étais comme tout le monde, croyant très peu à la bonne foi du prince de Talleyrand, sachant son habileté, et moi n’en ayant aucune ; trouvant tout cela embarrassant, et cependant obligé, par le devoir de mon ministère et par ma conscience, à le subir, mais en revanche décidé à marcher droit, à rompre en visière le plus tôt possible, et à ne pas accepter un rôle, en supposant qu’on m’en eût préparé un.

Je franchis le seuil de l’hôtel de M. de Talleyrand dans ces dispositions, me confiant d’ailleurs à Dieu qui savait ma droiture, et lui demandant de me faire éviter l’extrême rigueur, qui eût été inconvenante et coupable vis-à-vis de la bonne foi et d’un retour sincère ; mais lui demandant aussi d’épargner à mon ministère le malheur de la plus légère faiblesse.

J’entrai enfin… Le prince me reçut avec une extrême bienveillance ; il était assis dans un de ces grands fauteuils, hauts et larges, où il se tenait habituellement ; c’est de là qu’il dominait tout ce qui l’entourait, si absolument et si poliment toutefois, de son regard élevé, de sa parole brève, rare, spirituelle et si accentuée. Je ne sache pas que les rois soient plus rois dans leur intérieur que M. de Talleyrand ne le paraissait dans son salon. C’était ce salon célèbre qu’avait habité l’empereur Alexandre, et où s’étaient agitées tant de passions, discutées tant d’affaires, décidés tant d’intérêts, le sort de la France et de l’Europe… Je trouvai dans ce salon beaucoup plus de monde que je n’avais prévu ; j’arrivai cependant jusqu’à lui. Après l’échange des premiers témoignages de mon respect et de sa bienveillance, on me présenta, et il m’offrit lui-même un fauteuil près de lui ; je crus devoir accepter simplement et prendre cette place sans cérémonie.

La conversation s’engagea ; elle parut d’abord assez froide, et on remarqua que la première demi-heure, qui fut de sa part bienveillante et polio, fut aussi un peu embarrassée ; pour moi, Dieu le permit ainsi, respectueux au dehors, je n’éprouvai au dedans qu’un profond sentiment de compassion et de tristesse à la vue de ce vieillard ; mais sans trouble ni embarras…