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Pesne, des portraits de toutes les dimensions et de tous les genres, plus nombreux, peut-être, que ceux que son royal frère Louis XV allait faire exécuter de ses deux célèbres maîtresses. Évidemment, l’exquise Vénitienne avait réussi à rallumer dans son cœur des sentimens que l’on y pouvait croire à jamais éteints ; et quand Voltaire nous affirme qu’il n’aimait sa « charmante Barbarina » qu’à cause de ses jambes, nous avons, pour le démentir, le témoignage du portrait de Dresde, proclamant que tout l’art chorégraphique de la jeune femme n’était rien en comparaison de son doux sourire, de l’étrange volupté amoureuse qui s’exhalait d’elle, et de tout ce qu’elle y mêlait d’intelligence éveillée et sagace. Sans cesse on la voyait partir de son hôtel somptueux de la Behrenstrasse pour aller s’installer à l’Aigle-Rouge de Potsdam, tout proche le château, en attendant l’heure du souper royal. Et si, peut-être, la première flamme de l’amour de Frédéric n’a point tardé à se tempérer, cet amour lui-même a duré si longtemps que, trois ans après l’installation de la jeune femme à Berlin, son glorieux amant daignait encore augmenter la pension, déjà relativement énorme, qu’elle-même, naguère, s’était allouée.

Mais un jour est venu, aux environs de 1748, où cette passion du Roi pour la ballerine s’est brusquement, changée en haine méprisante. Frédéric s’est aperçu soudain qu’il avait un rival, et non pas à coup sûr le pauvre lord écossais, — qui cependant, avec une fidélité merveilleuse, continuait à adorer sa « Babby, » et à l’attendre, du fond de son château, — mais un jeune gentilhomme prussien, le baron Charles-Louis de Coccei, fils du grand-chancelier du royaume de Prusse ! Ce jeune homme, qui depuis longtemps conjurait Barberina d’accepter sa main et son titre, ne s’était-il pas avisé, une nuit, de sauter par-dessus la rampe de l’Opéra de Berlin, et de s’agenouiller publiquement, sur la scène, aux pieds de la femme adorée ? Sans compter que Barberina elle-même, toujours hantée de son vieux rêve de devenir une grande dame, avait laissé entendre que le projet d’un mariage avec le baron Coccei ne lui déplairait point. Il faut voir de quel ton Frédéric, désormais, allait parler de son ancienne maîtresse ! Il l’avait, sur-le-champ, congédiée de son théâtre et chassée de Berlin ; mais « la perfide et venimeuse créature, » comme il l’appelait maintenant, s’était hâtée de retourner dans la capitale prussienne, pour y annoncer sa prochaine union avec Coccei. Sur quoi, Frédéric d’écrire à l’un de ses ministres : « Vous n’ignorez pas que, après que la trop fameuse Barbarina a eu l’effronterie de se montrer de nouveau à Berlin, le fils aîné du grand-chancelier de Coccei s’est, une fois de