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Aussi n’a-t-elle pas été créée pour leur usage, mais à l’usage de ceux qui vivent dans le monde et qui tiennent à y bien vivre. Et plus le monde est compliqué, plus les rapports sociaux et par conséquent les devoirs se compliquent aussi ; de telle sorte que c’est aux époques de civilisation très avancée et un peu raffinée que la casuistique devient une science utile et même nécessaire. Voilà pourquoi la Renaissance lui fut si favorable et la vit se développer avec une irrésistible puissance. Et comme il est dans la nature de l’homme de se faire, de ce qui occupe son esprit, un passe-temps et presque un jeu, on ne s’en tint pas au nécessaire en matière de casuistique ; on en multiplia les applications ; on se plut à imaginer des cas difficiles pour se donner le plaisir de les résoudre. Henri IV aimait, nous dit-on, à soulever et faire débattre, par ceux qui l’entouraient, des cas de conscience fort embrouillés, et on peut croire que ce subtil esprit ne devait pas avoir de peine à en inventer. Les bergers de l’Astrée en usent comme lui ; ils sont tous des casuistes, et plus le cas est compliqué, plus ils prennent plaisir à en décider. Les innombrables épisodes dont est semé le roman ne sont même destinés qu’à soulever ce genre de questions, et le récit en est suivi fort souvent d’une discussion en règle que termine une sentence motivée et rai son née.

Un jour apparaît, dans le carrefour de Mercure, un berger l’air sombre, farouche ; il est suivi d’une bergère qui, noyée dans les larmes, s’attache à ses pas et implore sa pitié ; mais en vain, il ne daigne pas la regarder. On force ce berger farouche et cette larmoyante bergère à s’arrêter, à conter leur histoire, et sur-le-champ nos héros se constituent en tribunal pour juger leur différend. Le berger s’appelait Tircis ; il avait juré une amour éternelle à une bergère nommée Cléon ; mais au moment où il allait l’épouser, elle est morte. Une autre bergère, celle qui pleure, raffole de Tircis ; mais il la rebute et veut la chasser de sa présence, parce qu’il se sent a jamais lié par la foi jurée à Cléon ? Là-dessus grande consultation. Tircis est-il si bien lié qu’on ne puisse le délier ? Son cœur doit-il rester dans le tombeau avec celle que la mort a ravie à sa tendresse ? Voilà un thème qui fournit matière à de longs discours. — Autre cas plus compliqué. — Deux bergers liés d’amitié, Thamire et Calidon, aiment l’un et l’autre la bergère Célidée. Gélidée aime Thamire, et Calidon ne voulant pas trahir la confiance que son ami a en