Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/814

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui faisait, en bon élève de Machiavel, une politique de sceptique. Le Christ rédempteur, auquel Bismarck savait gré d’être Bismarck, était en grande défaveur chez les nationaux-libéraux ; on lui reprochait de couvrir de son nom respecté les aspirations de ce que Mommsen appelait la prêtraille, et de mettre en péril, par-là même, le progrès et l’humanité. Aussi n’aimait-on, dans ce parti, ni les catholiques, ni les protestans croyans ; on comptait sur des persécutions pour avoir raison des premiers ; on se sentait plus désarmé vis-à-vis des seconds, et la colère qu’on leur vouait était d’autant plus rageuse, qu’elle désespérait de pouvoir s’assouvir sous le règne d’un Hohenzollern orthodoxe. Bluntschli, grand juriste et philosophe de mince envergure, était le penseur du parti, penseur emphatique et morose, qui ne pouvait se consoler de n’être pas ministre en Bade, et qui prenait, comme pis-aller, le fauteuil présidentiel dans les congrès du protestantisme libéral et dans les congrès maçonniques. C’était dans ces congrès, c’était dans les groupes ou dans les loges qui s’y faisaient représenter, que les sous-officiers locaux de l’armée nationale-libérale allaient chercher une conception du monde et de la vie, ou, pour le moins, la phraséologie qui leur donnerait l’illusion d’en avoir une ; Bluntschli leur fournissait des formules, très sonores, très enflées, et qui se pavanaient ensuite avec tant d’éclat sur les lèvres de ceux qui les répétaient, qu’ils finissaient par s’admirer eux-mêmes.

Peu à peu, ces formules étaient devenues impérieuses ; elles avaient voulu passer à l’acte. En août 1869, une foule chaotique, à Berlin, fit assaut contre un cloître : les nationaux-libéraux en conclurent que le peuple avait parlé, et proposèrent des lois contre les moines. Bismarck fit comprendre qu’il n’avait pas le temps. La réforme du régime scolaire était leur autre idée fixe ; elle échouait également. Bismarck leur disait : Avant tout, faisons l’Allemagne. Bluntschli, qui venait l’entretenir, sur un ton doctoral, des « satisfactions intellectuelles à donner à la nation, » prenait le parti d’attendre, en soupirant ; et l’Israélite Lasker trouvait l’expectative assez sage : on allait d’abord édifier la maison, la couvrir d’un beau toit, solidement charpenté, et sous le toit, plus tard, discussions et disputes pourraient impunément commencer. Mais les nationaux-libéraux n’étaient pas sûrs de Bismarck ; et muselés à la Chambre, ils faisaient tapage dans le pays.

L’assemblée protestante de Worms, en mai 1869,