Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs longs et paisibles loisirs. Or ces thèmes portent, comme les bergers eux-mêmes, la marque de l’époque ; ils sont d’ordinaire empruntés à une science qui occupait alors les esprits et qui prit au XVIe siècle et au commencement du XVIIe un développement extraordinaire, à une science dont on a dit beaucoup de mal et qui a ses dangers, mais qui a aussi sa raison d’être, et sa légitimité aux yeux de la philosophie, je veux parler de la « casuistique. » Ce nom seul éveille en général dans l’esprit des préventions défavorables ; car c’est une science qui a eu le tort de se calomnier elle-même. Comment cela ? La raison en est simple. Il y a des taches de sang sur cette science-là. Mais cet argument sans réplique n’en est pas un. Le pire dans ce monde est d’être inoffensif ; tout ce qui est puissant est sujet à devenir dangereux. Eh bien ! oui, c’est peut-être un casuiste qui, embusqué dans l’ombre, a dirigé le couteau de Ravaillac. Mais en revanche, si le Père Bourdaloue fut le plus admirable des prédicateurs, cela ne tient pas seulement à ce qu’il était un moraliste sévère et rigide, mais à ce qu’il était aussi un habile, un délicat, un subtil casuiste. Qu’est-ce après tout que la casuistique ? C’est la science des cas moraux, des cas de conscience. Et ce n’est pas le casuiste qui invente ces cas de conscience pour avoir le plaisir de les résoudre, c’est la vie qui les crée, qui nous les impose, qui nous somme de les examiner et de leur donner une solution. En théorie, la morale est une science fort simple, elle se réduit à quelques préceptes généraux qu’on a bientôt appris ; mais du moment qu’on en vient au fait, à l’action, la morale se complique infiniment ; car les circonstances dans lesquelles nous devons agir sont le plus souvent fort complexes, et l’homme le mieux intentionné, le plus consciencieux, se trouve souvent embarrassé, parce que sa conscience est partagée entre plusieurs devoirs qui lui semblent également respectables et qu’il ne voit pas jour à concilier. « La collision des devoirs ! » c’est une des conditions de notre existence, et pour y échapper, il faudrait refaire la vie, travail dont ne peut se charger que Celui-là seul qui l’a créée. Un autre parti qu’on pourrait prendre, pour n’avoir jamais à se décider entre deux devoirs, ce serait de ne pas agir du tout ; et il est certain que les purs contemplatifs, les hommes qui, de parti pris, se sont emprisonnés entre les quatre murs d’une cellule et qui y passent leur vie, les mains jointes et les yeux levés au ciel, ces hommes-là n’ont guère besoin de la casuistique.