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interminable roman ; on a toujours quelque amitié pour un gros livre qu’on est peut-être seul à avoir lu ; c’est un exploit dont le souvenir vous est cher ; d’ailleurs, l’Astrée est loin d’être un livre sans mérite ; on y rencontre de charmantes descriptions, des caractères souvent bien tracés, de fines remarques sur les passions, des dissertations quelquefois éloquentes sur la morale et la philosophie, et, par-dessus toutes choses, un style agréable, fleuri, harmonieux, qui fit époque dans l’histoire de la prose française et semble annoncer par instant la prose pure et parfumée du Télémaque. Mais les épisodes perpétuels et interminables ; mais les vers fades dont ils sont parsemés et les lettres d’amour qui n’en finissent pas ; mais les longueurs surtout… cent pages parfois qu’on pourrait réduire à une. L’intrigue elle-même de cette grande machine est d’un faible intérêt ; supposez le ressort d’une petite montre employé à mettre en mouvement les rouages d’une grande horloge, voilà l’Astrée. Qu’est-ce après tout que cette intrigue ? Le berger Céladon aime la bergère Astrée et en est aimé ; mais Astrée est soupçonneuse ; un rival éconduit parvient à lui persuader que Céladon lui est infidèle. Là-dessus grand éclat de colère. Elle défend à Céladon de se remontrer à elle. Céladon désespéré se jette la tête la première au fond du Lignon. Vous devinez qu’il ne se noie pas et qu’il finit par rentrer dans les bonnes grâces de la trop crédule bergère. C’est à cela que se borne la part de l’invention dans l’Astrée.

Ne peut-on pas conclure que la vogue dont jouit l’Astrée parmi les contemporains de d’Urfé ne fut pas due seulement au mérite de fond et de style de cette œuvre ? Car cette vogue fut immense, presque incroyable ! Tout le monde lisait l’Astrée, la méditait ; elle fournissait des sujets à toutes les tentures de l’époque ; elle était considérée moins comme un roman que comme un bréviaire qui renfermait le résumé de l’art de vivre et de la sagesse pratique. Des mets médiocres paraissent délicieux à un estomac que travaille la faim, et il est permis de croire que ce qui assaisonnait la lecture de l’Astrée pour les contemporains, c’était l’appétit de pastorales qui les tourmentait.

Oui, la Renaissance fut plus que toute autre époque favorable à la littérature pastorale et idyllique. Car, remarquons-le d’abord, ce qui caractérise l’idylle, c’est qu’elle transporte la poésie hors du monde réel, hors de la société ; dans ce pays fantastique qu’on appelle l’Arcadie, qui est une Arcadie de fantaisie,