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longueur de sa peine, la correction de sa conduite et la protection des avocats lui ont valu, depuis dix ans, d’avoir comme séjour habituel une des cellules de l’infirmerie et de porter un costume à lui. Mais comme on l’obligeait à revêtir de nouveau le costume pénitentiaire pour aller au préau, il a renoncé à cette modeste promenade, il s’est condamné lui-même à ne jamais mettre les pieds hors de sa cellule, bien légèrement agrandie. Les murs en sont couverts de cartes et de plans ; car si les journaux ne lui arrivent pas, il peut recevoir quelques revues, et les récits des événemens politiques internationaux sont pour lui de véritables aubaines. Après les traductions dont il est chargé (car il connaît plusieurs langues), ils occupent ses journées et peut-être ses nuits. On me dit qu’il est libre penseur et anti-clérical déterminé, et lui aussi a obtenu la permission d’avoir des livres, d’en recevoir et d’en acheter. Il en a usé surtout pour se meubler d’ouvrages d’Herbert Spencer et de son école. C’est avec toute la modération d’un homme du monde qu’il me parle de ses convictions ; encore ne fait-il que me les insinuer. Il me demande des nouvelles d’un de mes confrères dont il sait (mon Dieu, oui il le sait) que je diffère quelque peu : il voudrait savoir si celui-ci s’abstiendra décidément, comme Taine l’a fait, malgré ses promesses, de donner un traité de la volonté. Debout devant moi, sans affectation d’aucune espèce, avec un sourire fin et résigné, il se prête de très bonne grâce à me parler du régime cellulaire et de l’opinion qu’il s’en est faite. Ce régime lui a été dur pendant une année ou deux ; mais ce n’était ni au début ni plus tard, c’était à l’époque où on lui a fait espérer de mois en mois une libération qui n’est pas venue. Alors, oui, le malheureux a été violemment tourmenté par l’incertitude et par l’attente, et il a beaucoup souffert. Quand il a perdu définitivement tout espoir, le calme est revenu, mais ce calme n’est pas du tout l’indifférence. « Je suis devenu, me dit-il, très sensible et très sociable. » Il ne croit pas que la cellule assure l’amendement moral du condamné ; il craint que, quand on se vante de certains succès de cette nature, on n’ait eu affaire à des hypocrites ; mais il me dit très tranquillement qu’il la croit « le meilleur de tous les systèmes au point de vue de la défense sociale, » et ce sont ses propres expressions. Après une longue conversation il m’a remercié avec une certaine émotion contenue : il m’était évidemment reconnaissant de ce que j’avais pu lui dire et surtout de ce que je ne lui avais pas dit.