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Ainsi le roman, c’est la poésie devenant la contemporaine du poète et de ses lecteurs ; la poésie du temps présent. De là résulte que de tous les chefs-d’œuvre, ce sont ceux des romanciers qui vieillissent le plus vite ; ils vieillissent avec les usages, avec les idées, avec les mœurs et les façons de sentir et de penser de l’époque particulière qui les a vus naître et que le romancier a cherché à représenter au naturel dans son œuvre. N’exagérons rien cependant. Dans toute œuvre de génie réside quelque chose d’éternel ; car il y a dans l’humanité, malgré les révolutions qu’elle traverse, un fond qui ne change pas et par conséquent il y a quelque chose de commun à tous les âges ; et si le romancier a su interroger le cœur humain et rendre fidèlement ses réponses, son œuvre contiendra quelque chose qui est fait pour durer et pour demeurer toujours jeune. Mais si le cœur de l’homme ne change pas, il change continuellement de langage ; si les passions de l’humanité restent semblables à elles-mêmes, elles varient perpétuellement de costume, de visage, et en quelque sorte d’attitudes et de gestes. Les gestes de la passion se modifient de siècle en siècle. Connaissez-vous la vignette qui décore le frontispice de l’édition originale de l’Astrée ? On y voit le berger Céladon, sa panetière au côté, sa houlette à la main. Ce berger est amoureux et il y eut des amoureux dans tous les temps. Mais cet amoureux, des premières années du XVIIe siècle d’une façon de pencher la tête et de lever le doigt dont j’ose dire que la tradition s’est perdue. En face de lui se tient Astrée, armée aussi de sa houlette et portant sa main droite sur son cœur. Les femmes qui mettent aujourd’hui la main sur leur cœur s’y prennent d’une tout autre manière. Examinez aussi les vignettes d’une des premières éditions de Berquin, de ce disciple de Jean-Jacques au petit pied. Contemplez l’un de ces jouvenceaux qui regardent se coucher le soleil, cet astre qu’il est alors à la mode d’appeler « l’œil de la nature. » Ce jouvenceau ne vous semble-t-il pas un phénomène aussi curieux qu’intéressant ? Oui, Céladon, Astrée et les héros de Berquin ont vieilli, vieilli ; mais c’est précisément cette vieillesse des romans d’autrefois qui fait leur intérêt ; car l’étonnement même dont ils nous frappent est instructif, puisque nous reconnaissons dans ces antiques l’empreinte visible de l’âge qui les vit naître, et qu’en les considérant avec attention, nous parvenons à nous représenter vivement par l’imagination un passé dès longtemps évanoui.