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durable impression sur lui, une de ces impressions qui cheminent lentement en nous et contribuent un jour à l’orientation décisive de notre vie morale[1]. Il aimait trop tendrement sa sœur Jacqueline pour renoncer complètement à la voir. Il allait donc à Port-Royal de temps à autre pour lui rendre visite. Quelle était, dans ces entretiens, l’attitude de la sœur de Sainte-Euphémie ? « Gémissant, » comme elle le faisait dans son for intérieur, sur la vie de son frère et sur son avenir éternel, lui marquait-elle ces pieux sentimens « avec autant de douceur que de force ? » Ou bien plutôt évita-t-elle les prédications intempestives, et se contentait-elle de prêcher la perfection de la vie chrétienne par l’exemple de sa vertu souriante et de sa bonté toujours prête ? Dans l’une ou l’autre hypothèses, on n’a pas de peine à imaginer les pensées de Pascal au sortir de ces conversations, et la pente involontaire que suivait sa rêverie. Comment n’eût-il pas comparé la sérénité, la paix, l’assurance tranquille qu’il constatait chez Jacqueline à l’agitation et à l’inquiétude qui formaient alors le fond de son âme ? Ses goûts de vie mondaine, la ferveur de son amitié pour le duc de Roannez, ses projets de mariage, ce sont là tout autant de signes d’une sensibilité ardente et troublée, insatisfaite, et qui un peu partout cherche où se prendre[2]. Mais l’âme de Pascal était de celles qui ne peuvent se reposer qu’en Dieu. Il ne goûtait pas sans remords les plaisirs de sa vie nouvelle. Et voici que peu à peu aux remords succède le « dégoût. » Surgit amari aliquid


Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir…


À ces remords, enfin, à ces dégoûts, la maladie, qui quelque temps avait fait trêve, ajoute l’amertume de ses aiguillons.

  1. J’utilise ici une très fine remarque de Taine, dans des notes inédites qu’il a laissées sur Pascal : « Peut-être, écrivait-il, ces marques de sainteté et de désintéressement laissèrent un germe de conversion dans l’esprit de Pascal. »
  2. C’est à dessein qu’à l’exemple de M. Boutroux, dans son très beau livre sur Pascal, je ne fais pas entrer en ligne de compte, parmi les circonstances préparatoires ou explicatives de la seconde conversion, le trop célèbre accident du pont de Neuilly. J’estime, en effet, et j’ai essayé de montrer dans mes Études d’histoire morale sur Blaise Pascal (Hachette, 1910), que cette anecdote qui repose sur un témoignage unique, anonyme, assez peu précis d’ailleurs et de quatrième ou de cinquième main, n’est guère qu’une légende, à peine moins établie que celle de « l’abîme à gauche » chère aux Encyclopédistes. Quand d’ailleurs elle serait prouvée et historiquement rapportée à cette date, elle serait un accident tout à fait négligeable dans l’histoire morale de Pascal.