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du Salut vient en aide à plus de 20 000. À ma demande s’il n’y a pas, dans cette triste foule que j’ai sous les yeux, un certain nombre de paresseux qui ne tiennent pas à travailler, mon colonel répond que c’est une petite minorité et que le plus grand nombre pourrait être relevé par le travail agricole, puis par l’envoi aux colonies, suivant un procédé qu’il m’explique. Pendant que nous devisons ainsi par le froid, la longue file de ces malheureux s’ébranle. Les officiers de l’Armée du Salut sont arrivés, et la distribution des tickets a commencé. Ces tickets leur donnent le droit de se présenter, dans l’un quelconque des nombreux asiles que l’Armée du Salut possède dans Londres. Ils y recevront une soupe, un morceau de pain et ils pourront y passer la nuit. Nous allons savoir, par le nombre des tickets distribués, combien ils étaient grelottans sur le quai, en attendant l’heure, bien tardive, où ils pourraient manger quelque chose, et se réchauffer. Seize cents !

La plupart d’entre eux se dirigent au pas de course, sans doute pour se réchauffer, vers un asile voisin, au moins relativement, dont ils paraissent tous connaître le chemin. Nous faisons une partie de la route en tramway, car il est onze heures et demie, et je dois avouer à mon guide que, marchant sans m’arrêter depuis sept heures du soir, je suis rendu de fatigue. Le bâtiment est situé non loin de Westminster Bridge, et de là, en quelques minutes, nous arrivons par une petite rue obscure, à un grand bâtiment où les pauvres diables vont passer la nuit. C’est une ancienne fabrique de billards que l’Armée du Salut a louée. À chaque entrant on remet un bol de soupe et un morceau d’un excellent pain blanc. Ils montent par un escalier étroit et remplissent successivement deux grandes salles garnies de bancs en bois. C’est sur ces bancs ou par terre qu’après avoir mangé, ils vont dormir jusqu’à quatre heures du matin. À cette heure matinale, on est obligé de les renvoyer. Sans cela l’asile serait assimilé à un Lodging House et soumis à une législation spéciale. Je m’assois au milieu d’eux. Je ne crois pas devoir faire comme John Burns qui est venu une fois goûter de leur soupe. Il y aurait là de ma part une affectation. Mais je les regarde avec une compassion infinie. Évidemment, il y a parmi eux des déclassés, des paresseux, mais la grande masse me paraît se composer de vaincus de la vie, d’hommes qui auraient pu, qui auraient voulu mieux faire et qui n’ont pas réussi. J’ai vu bien des misères, mais